Haïm Korsia – transmission

Transcription de la vidéo

Comment motiver les jeunes d’aujourd’hui à accorder de l’attention à cette dimension éthique ?

C’est vrai que c’est une clé essentielle de l’enseignement. Parce qu’on peut avoir l’ambition, même le grand orgueil de penser « enseigner » aux autres. La réalité c’est qu’on apprend beaucoup des étudiants. Vraiment ! D’abord on apprend leur monde, qui est décalé de vingt, trente, quarante ans, vingt-cinq ans, trente ans par rapport au nôtre. Donc vous êtes  obligé de comprendre. Si vous ne comprenez pas par exemple aujourd’hui Fortnight, ce jeu, vous ne comprenez pas l’ambition de 90% des jeunes qui jouent à ce jeu de manière addictive. Donc il faut comprendre ce qu’il y a dans l’idée d’avoir une survalorisation des kills. Quand vous tuez quelqu’un, c’est top ! Donc l’enseignement implique de comprendre le monde actuel.

Or le Talmud dit une chose très juste : un juge ne doit pas être trop vieux. Pourquoi ? Parce qu’il a oublié la difficulté que c’est d’élever des enfants. Donc élever ses enfants ou contribuer à l’éducation des enfants des autres en enseignant, c’est être obligé de remettre en question en permanence ce qu’on sait, le confronter à une nouvelle vérité, celle qui est contemporaine, et accepter qu’il soit remis en cause, ce qui éloigne par nature l’enseignement ex cathedra […],  ex cathedra au sens de l’enseignement des mandarins, qui savent, qui donnent à des élèves qui ne savent pas. Le véritable enseignement c’est celui qui accepte la contradiction, mieux, qui l’organise.  Et le Talmud rapporte les paroles de Rabbi Yohanan, qui disait, se plaignant de l’assiduité de ses élèves qui, à la mort de son élève numéro un, qui s’appelait, peu importe, qui s’appelait Rech Lakich. Quand il est mort, il pleurait, inconsolable, et ses élèves : « Mais Rabbi, on est là, nous ! » Et Rabbi : « Vous, quand je dis quelque chose, vous me donnez vingt-quatre raisons pour me dire que j’ai raison. Lui, quand je disais quelque chose, il me donnait soixante-dix arguments pour dire que ce que je disais était faux. » Et donc il y a une sorte de challenge permanent dans l’enseignement, qui oblige à rester connecté au monde tel qu’il est.

Et puis c’est aussi la transmission. C’est Wiesel qui disait, et c’est magnifique : « Vivre une expérience et ne pas la transmettre, c’est la trahir. » Donc c’est aussi la responsabilité qui est la nôtre quand on a su, on a appris des choses, on a vécu des choses, le transmettre. Voilà pourquoi je suis très ému chaque fois que je vois des anciens, en particulier des anciens déportés, qui vont témoigner dans les écoles, à quatre-vingt-dix ans, quatre-vingt-douze ans. Je trouve que c’est bouleversant, parce qu’ils pourraient se terrer dans leur souffrance. Non ! Ils vont, d’une certaine manière rouvrir les plaies en permanence, pour permettre à ces jeunes, de chaque génération, de se jucher sur leurs épaules, sur l’expérience qu’ils ont accumulée et cette expérience terrible, plus que les autres. Parce que finalement c’est tellement simple de le refaire. Et eux ont le courage de nous prévenir, d’être comme le dit le prophète Isaïe des « veilleurs » qui veulent savoir « où en est la nuit ». Il y a donc cette notion de transmission, et l’enseignement c’est finalement ce qui nous permet de rester jeune, parce que les questions des jeunes sont différentes année après année. J’ai vu un prof récemment, qui m’a dit : « Ça m’embête, ça fait sept ans que je fais le même cours ». Je lui ai demandé : « Les questions, elles sont les mêmes ? » « Non ! » Je lui ai dit : « Pourquoi ? Entretemps le monde a changé. Donc toi tu penses que c’est le même cours, mais les petits, ce n’est pas le même cours pour eux. Continue ! » Donc il y a quelque chose du réenchantement permanent avec l’enseignement.

Est-ce que l’utilisation des technologies nouvelles modifie l’éthique de  la transmission  ?

Il y a eu un sujet majeur, me semble-t-il, c’est l’idée de gratuité d’internet, et en fait la libre-accessibilité de tout internet. C’est sur internet, c’est accessible. C’est accessible, c’est à moi. Donc il n’y a pas de principe de copier-coller. Le copier-coller ça n’existait pas, parce que copier tout un ouvrage…, c’était repérable. Mais là, sur internet, c’est une information, je clique, je fais un copier, coller et après il a fallu expliquer. C’est long, c’est dur, un vrai apprentissage. Expliquer d’abord que tout ce qui est sur internet n’est pas libre, que tout ce qui est sur internet n’est pas vrai et que tout ce qui est sur internet n’est pas dénué d’arrière-pensée. Qu’il cite. Où as-tu vu ça ? as-tu recoupé ? Mais en même temps, je peux vous dire que j’ai vu le cap. Avant, vous disiez quelque chose… Qui a la Pléiade complète à disposition parmi vos élèves pour vérifier ce que vous dites ? Ou la Bible complète ? Maintenant je peux dire un truc et pendant que je parle un élève vérifie sur internet et il me dit : « Pardon, mais ce n’est pas ça ! » Et il faut accepter ça. Ça veut dire : un, préparer mieux les cours, vraiment ; deux, accepter la contradiction. Et peut-être la plus belle des choses : accepter de dire « Je me suis trompé ». Si vous n’acceptez pas ça, vous êtes dans l’impossibilité d’apprendre. Rachi, le commentateur magnifique de la Bible et du Talmud, qui était à Troyes au XIème siècle, dit à un moment : « Je ne sais pas ». Je ne sais pas, ce n’est pas une façon de dire : « Si moi, Rachi, je ne sais pas, toi, laisse tomber, va même pas chercher ! » C’est dire « maintenant, vole de tes propres ailes ! Je te laisse, à toi de voir. » Donc en fait, quand il a l’humilité de lui dire « je ne sais pas », c’est pour nous permettre d’oser penser par nous-mêmes.  Et c’est essentiel. C’est parce qu’on ne sait pas qu’on va chercher.

 La parole reste un élément essentiel...

Par nature, dès que vous parlez ce sont les autres qui sont possesseurs de votre parole. Vous ne pouvez pas la contrôler, contrairement à ce que pensent les communicants. Vous ne pouvez pas contrôler votre parole de A à Z, parce que vous êtes un émetteur et les autres sont des récepteurs libres, qui acceptent ou pas ce que vous dites.

Entretien réalisé le 4 octobre 2018

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