Haïm Korsia : éducation et religion

Transcription de la vidéo

Y a-t-il une éducation religieuse à la base de votre éthique ?

C’est avant tout une éducation citoyenne. Je suis un enfant de l’école publique et je crois que l’école apprend, ou en tous cas apprenait, c’est certain, apprend j’espère, à construire des possibles avec des gens qui par nature sont différents de nous. L’éthique on l’apprend parce qu’on sait que copier sur son copain en classe ce n’est pas bien, mais en plus c’est idiot, parce que personne ne dit que le copain sait mieux que moi. On a vu des gens copier et avoir la même note pourrie. On a même vu des gens copier et avoir une meilleure note que celui sur lequel ils ont copié. On a tout vu. Moralité il n’y a pas de morale, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de logique. La seule logique c’est l’effort et une société se construit sur cette logique d’effort, y compris pour aller vers l’autre. Parce que, oui, c’est plus simple finalement de vivre dans son quant à soi, enfermé dans ses convictions, enfermé dans son monde. L’école nous apprend ce décloisonnement du quant à soi familial et du quant à soi communautaire, comme on dirait aujourd’hui, même si à mon époque ça n’existait pas, ce principe. Par nature on était tous ensemble et l’idéal pour moi c’était le foot. Quand on jouait au foot, peu importait la religion ou pas la religion de tel ou tel. Ce qui comptait c’était comment il marquait les buts, comment il jouait, ce qu’il faisait avec le ballon. Donc c’est une éthique, j’allais dire c’est Hans Jonas, c’est une éthique de la responsabilité : comment je me sens responsable de faire avancer le collectif. Je ne sais pas si Hans Jonas a théorisé son éthique pour le Bayern de Munich, mais en tous cas je pense qu’il y a dans le fonctionnement d’une équipe de football quelque chose qui est aussi de l’ordre de l’éthique. Si chacun se dit : « Moi je veux être avant-centre », il n’y a plus personne pour défendre. C’est ce qui arrive souvent dans les équipes de jeunes, parce que l’idéal c’est le but, marquer le but. Moi je suis tranquille : mon gabarit ne faisait pas de moi un grand marqueur ; j’étais plutôt demi-défensif. Donc j’ai toujours intégré l’idée qu’il faut qu’il y en ait qui se sacrifient, qui aillent dans le pied des attaquants, qui en général sont des grands balaises, qui courent vite et qui donnent des coups. Mais c’est le principe du partage des responsabilités sur un ensemble, sur un ensemble d’une équipe de foot, sur un ensemble d’une société.

Vous allez me dire : « Est-ce qu’on peut réfléchir à tout ça en permanence ? » Non, mais on est conditionné à réfléchir au fait que les autres ont aussi des besoins, exprimés ou non exprimés, qui sont aussi légitimes que les miens.  

Et après, je crois que même une école religieuse se grandit si elle s’ouvre aux autres, donc elle ne peut pas être uniquement sur des valeurs fondées sur une partie seulement de la population. Parce que qui dit école religieuse dit une partie de la population, aussi importante soit-elle, y compris une partie majoritaire. Le catholicisme a révolutionné sa façon de se penser quand il s’est ouvert aux autres.

Je me rappelle, quand j’étais jeune, mes amis apprenaient beaucoup en venant jouer à la maison, chez moi, de ce qu’était le casher, le pas casher, que le shabbat je travaillais ou pas, je pouvais faire certains choses et que d’autres je ne pouvais pas, on écoutait de la musique dans la semaine, pas le samedi. En fait ça mettait l’altérité comme une évidence : lui vit comme ça, moi je vis comme ça, et ça ne nous empêche pas de jouer ensemble, ou de faire des choses ensemble, peu importe.

Donc des valeurs religieuses peuvent transformer quelqu’un, comme des valeurs citoyennes, on dirait humanistes, peuvent profondément transformer quelqu’un. Je pense que dans un acte, peu importe la motivation, ce qui compte c’est l’acte. Quand vous donnez à un pauvre, vous lui donnez parce que Dieu a dit « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », ou vous lui donnez parce que vous estimez que vous avez une responsabilité envers un pauvre, parce que, humainement parlant vous ne pouvez pas… Ou même mieux : vous lui donnez parce que vous ne supportez pas de le voir traîner en bas de chez vous et que vous voudriez bien qu’il bouge ; donc vous lui donnez de l’argent. Peu importe votre motivation, lui a besoin et il reçoit. Mieux : quand vous lui donnez, vous devenez l’envoyé de Dieu pour lui donner de l’argent.  Vous savez comme se dit « envoyé » en grec ? Angelos, et on traduit en français par « ange ». En fait on est un ange quand on agit de telle sorte que Dieu n’ait plus besoin d’agir.

Vous connaissez N’golo Kanté ? C’est un joueur étonnant, c’est ce qu’on appelle un ramasseur de balles. Il nettoie tout le milieu de terrain. En gros il se sacrifie pour les autres. Dans la conscience collective, c’est celui qui se sacrifie sans avoir aucune visibilité. Je trouve qu’une société où il n’y aurait que des gens comme lui n’est pas viable, parce qu’il faut aussi des gens qui marquent. Mais une société sans personne comme lui, c’est une catastrophe. Dans le Talmud on appelle ça - c’est une très jolie formule -, les Trente-deux justes cachés. Comme si le monde ne pouvait pas tourner s’il n’y avait pas trente-deux, trente-six, pardon, les Trente-six justes cachés, qui sont ceux qui font du bien sans en attendre de retour, mais qui fluidifient les rapports dans le monde. En fait ce sont des gens qui ont tellement conscience de leur responsabilité sur le monde, qu’ils sont prêts à aller jusqu’au sacrifice, leur sacrifice. C’est le héros, c’est Beltrame. Même sans aller jusque là, c’est celui ou celle qui dans une file voit des gens se bagarrer, « oui, j’étais avant vous ! » et dit « Monsieur, Madame, allez-y, passez, c’est pas important ». C’est-à-dire ceux qui à un moment font un pas en retrait pour laisser la place à l’autre.

En gros il y en a qui sont capables de penser le monde avec les autres, c'est-à-dire en se sacrifiant. Mais qu’est-ce qu’on sacrifie ? pas grand-chose. Et d’autres ne voient pas le monde s’ils n’ont pas leur place avant tout. Autrement dit, l’existence même des autres est une agression. Ce n’est pas une question d’école publique, école religieuse, une question de valeur, c’est une question d’intégration des autres dans mon projet.

Entretien réalisé le 4 octobre 2018

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