Boris Cyrulnik – éthique et psychothérapie

Transcription de la vidéo

Pensez-vous que certaines intuitions des grandes traditions philosophiques ou spirituelles se retrouvent dans les recherches sur le cerveau ?

Notre culture occidentale a pris le pouvoir planétaire grâce à la fragmentation du savoir et notamment la technologie. Mais il y avait d’autres cultures. Les Chinois avant les chrétiens, avant l’Occident, avaient déjà une magnifique culture technique, philosophique et esthétique. Et je crois aussi les Indiens d’Amérique du Sud. J’ai été invité par des Indiens d’Amérique du Sud, d’Amérique du Nord et j’en garde un souvenir très ému, parce qu’eux n’ont pas eu cette pensée binaire qu’on appelle le dualisme. Je ne suis pas philosophe, donc je vais prendre le risque de dire une bêtise. On attribue le dualisme à Descartes, mais Descartes lui-même n’était pas très à l’aise. Son épiphyse ! Ça prouve bien quand même qu’il fallait qu’il trouve une jonction entre l’âme et le corps, alors il a décrété que c’était l’épiphyse, parce que c’était le seul organe impair. Impair ça veut dire qu’il y a deux hémisphère, il y a deux épaules, et il y a une épiphyse entre deux hémisphères. C’est un truc de pensée mais qui peut être validé aujourd’hui par la neurobiologie, parce que les astrocytes, qui enveloppent les méninges, modifient effectivement la perméabilité et ça permet de raisonner, comme Spinoza le proposait. Comme je le disais tout à l’heure, si un accident modifie votre cerveau, vous voyez un autre monde. Une lobotomie modifie votre cerveau, vous ne voyez plus le même monde. Un accident neurologique, un accident vasculaire, un traumatisme modifient votre cerveau. Vous ne voyez plus le même monde, ce n’est plus la même évidence. Vous avez une sensation de vérité sauf que ce n’est pas la même. Et pourtant vous dites : « Mais c’est la vérité ! » Oui, c’est la vérité, c’est votre vérité, mais il y a mille autres vérités. Les philosophes m’en veulent quand je dis ça : il y a mille vérités, alors s’il y a mille vérités il n’y a plus de vérité !

À l’inverse, une représentation peut modifier le fonctionnement du corps ; d’où la possibilité de psychothérapie, d’où le succès parfois de la psychanalyse. Quand la psychanalyse n’est pas sectaire, il y a des tas de gens qui s’épanouissent dans la psychanalyse, et il y a même des gens qui se sont sauvés par la psychanalyse. Ce que je reproche à la psychanalyse, ce n’est pas la psychanalyse, c’est son chapitre sectaire, mais pas la psychanalyse. Dans ces raisonnements systémiques, le corps, le cerveau est sculpté par le milieu, qui nous donne à voir un type de monde, ce qui veut dire qu’un enfant de Pygmées voit un monde de Pygmées, qu’un enfant d’Américains voit un monde d’Américains, qu’un enfant cartésien voit un monde cartésien et qu’il l’appelle l’évidence ou la vérité. C’est un leurre. C’est un leurre fabriqué par son cerveau.

Mais ayant compris cela, on peut agir sur le milieu qui agit sur nous, donc on a un degré de liberté. On n’a pas toutes les libertés : on ne peut pas voler comme un oiseau, on ne peut pas nager sous l’eau comme un poisson, ni vivre 3000 ans. On n’a pas beaucoup de liberté, on a des degrés de liberté, donc on peut agir sur le milieu qui agit sur nous. Et là on a un degré de liberté. Donc là on a une démarche scientifique qui nous accorde un degré de liberté. Et en effet, quand je fréquente certains philosophes, ou des psychanalystes, ils me disent qu’ils avaient pressenti quelque chose que la démarche scientifique confirme ou infirme aujourd’hui. Confirme ou infirme, c’est la démarche scientifique.

Françoise Dolto a un instrument de mesure qu’on appelle « le pif » et qui chez elle est très développé, puisque c’est une praticienne. Elle dit : « Il faut parler aux bébés. » Quand on me proposait des aventures purement biologiques, les gens éclataient de rire : « Mais c’est stupide, c’est ridicule !» et on se moquait de Françoise Dolto. Or les neurosciences montrent aujourd’hui que quand on parle à un bébé de trois mois et quand on fait une neuroimagerie en même temps, on photographie et on voit que son planum temporale gauche consomme de l’énergie : le bébé répond à la parole maternelle par un travail spécialisé de son lobe temporal, qui se prépare progressivement à devenir ce qui, deux ans plus tard, sera la zone du langage. Françoise Dolto, avec un instrument de mesure fiable, avait compris qu’il faut parler à un bébé, et les Dehaene, monsieur et madame, confirment, avec un autre instrument de mesure, qui est une machine, qu’il faut parler aux bébés, parce que ça sculpte leur cerveau. Donc Françoise Dolto avait vu juste. Ce n’est pas une impression, c’est une intelligence. Étant praticienne, étant hypersensible aux bébés, elle avait compris, par son intelligence, que quand on parle à un bébé de trois mois, il fixe, il regarde la personne qui parle. C’est très important, c’est un événement pour eux, et elle avait compris que c’était important, mais elle n’avait pas les moyens scientifiques de le confirmer ou de l’infirmer, ce que les neurosciences font aujourd’hui.

On peut reprendre beaucoup de théories, d’hypothèses freudiennes comme ça, et les confirmer ou les infirmer (il y a des hypothèses freudiennes qui ne tiennent pas). Mais maintenant avec les jeunes psychanalystes il y a des échanges très constructifs entre les neurosciences et la sociologie. Il y a beaucoup de sociologues qui se mettent aux neurosciences, mais il y a d’autres sociologues qui appellent ça des neuroblablas.

Pourquoi « réajuster » quelqu’un en thérapie, si on estime qu’il n’y a que des vérités subjectives qui supportent le schéma psychique de chacun ?

Alors ça c’est une question cartésienne. C’est-à-dire qu’il y a des gens, dont le système est déséquilibré et qui en meurent ou qui en vivent très mal. Ils deviennent anxieux, dépressifs, ils en vivent mal. Dans le cas de ces gens, si on réajuste leur manière de fonctionner ils vivent vieux et on a rejoint ce que je proposais tout à l’heure : la normalité statistique. C’est-à-dire que leur système se remet à bien fonctionner. À l’inverse il y a mille sculptures différentes de cerveaux, sculptées par le milieu de manière différente. Mais dans ma formulation il y a un petit piège, un petit biais, c’est que je dis « sculptées par le milieu », comme si le réceptacle était passif, ce qui n’est pas vrai. C’est une transaction entre le développement du système nerveux et ce qui est autour du système nerveux.

Or la neuroimagerie photographie aujourd’hui comment certains enfants se développent trop vite. On voit des circuits, ça bouillonne trop vite : ces enfants-là n’ont pas le temps de prendre l’empreinte du milieu et de se normatiser pour s’adapter à ces milieux. Ça donne des enfants autistes. Ils ont cette intelligence étonnante. Ça se développe tellement vite qu’ils ne prennent pas l’empreinte du milieu, mais ils gardent une forme d’intelligence préverbale, les mathématiques, qu’ils gardent parfois de manière stupéfiante : des enfants de huit, dix ans qui font des performances mathématiques ou musicales (c’est la même famille) stupéfiantes, mais qui ne savent pas traverser la rue. Ils ne sont pas adaptés, ils ne savent pas dire bonjour, ils ont peur d’un chien qui veut jouer avec eux et ils viennent caresser un chien qui veut les attaquer. Ils ne sont pas adaptés au milieu, parce qu’ils n’ont pas traité les informations du milieu, parce qu’ils se sont développés tellement vite qu’ils n’ont pas pu prendre l’empreinte du milieu. Et pourtant ces enfants deviennent des adultes avec une forme d’intelligence particulière qui est respectable, parce qu’ils ont fini par apprendre à traverser la rue, plus ou moins bien. Ils ont une forme d’intelligence qui est axiologique, qui n’est pas dans la normativité, qui n’est pas l’intelligence statistique. Ils sortent du groupe et ils sont pourtant respectables.

Pour répondre à votre question, je dirais que pour ceux qui se sentent mal parce que leur système est désorganisé par un accident de la vie, il faut rétablir la normalité fonctionnelle, comme dans un système respiratoire : vous respirez mal parce que votre nez est bouché, vos poumons sont sclérosés, etc. Il y en a d’autres, au contraire, qui sont partis dans une autre direction de développement mental et qui sont tout à fait respectables, même s’ils sont d’une marginalité parfois très grande. C’est leur normalité à eux, c’est la normalité axiologique, ils ont bien comme ça, ils sont respectables comme ça.

 

Entretien réalisé en septembre 2020

 

Les commentaires sont fermés.