Boris Cyrulnik – empathie

Transcription de la vidéo

Certaines personnes peuvent-elles changer totalement et positivement de comportement ?

C’est arrivé aux nazis. J’ai une amie qui a passé son enfance dans les Jeunesses hitlériennes. Devinez la couleur de ses cheveux ! Elle est blonde, elle est blonde aux yeux bleus, elle a deux ans de plus que moi et elle a dû être très belle. Elle me dit qu’elle a connu dans les Jeunesses hitlériennes un très grand bonheur. On lui disait : « Tu es blonde, tu es belle, tu appartiens à la race supérieure, ne va pas à l’école ! Il suffit que tu apprennes à danser et à faire des enfants et tu apporteras un mille ans de bonheur à la société. » Comment voulez-vous qu’une petite fille, à qui on raconte des histoires pareilles, ne soit pas heureuse d’entendre un discours criminel ? Comment voulez-vous qu’elle sache, elle, à sept ans ou huit ans, que c’est un discours criminel ? On lui dit : « Danse ! Ne va pas à l’école, les mathématiques ce n’est pas pour toi, ne t’en occupe pas ! » Le bonheur ! Le nazisme s’effondre et quelques années plus tard, elle prépare son adolescence. L’adolescence est un remaniement des représentations : on quitte sa famille, on quitte ses parents et on se pose des questions pour sa propre orientation. C’est le travail qu’elle a fait et elle découvre : « Est-ce que vraiment le nazisme était le bonheur ? » Et là angoisse, culpabilité et elle change complètement de vision du monde, mais ça nécessite de sa part un moment douloureux. Il a fallu qu’elle travaille : « Mais bon sang, mes parents ont fait ça ! »

D’où viennent ce changement et cette prise de conscience ?

Je pense que c’est le changement de milieu qui lui a fait changé de conscience. Peut-être que si le nazisme n’avait pas été vaincu, il aurait fini probablement par s’éteindre comme toutes les théories totalitaires, qui finissent par s’éteindre toutes seules après une génération ou deux de malheur. D’une part elle avait une famille qui déjà l’avait entraînée à l‘empathie : elle aimait sa famille, elle aimait ses parents, donc elle était déjà entraînée à l’empathie. Quand l’effondrement nazi lui a permis d’ouvrir les yeux, elle s’est demandée ce qui se passait dans la tête des Juifs, des Tziganes ou des gens qui avaient été massacrés par le nazisme. Le changement culturel lui a permis d’appliquer son empathie aux gens qui étaient tués. De même je pense que les pervers n’ont jamais de changement ; les pervers ne changent pas d’opinion. Toute leur vie ils disent : « J’ai été puni pour lui avoir fait découvrir l’amour » et pour eux il y a une injustice sociale énorme. Alors qu’elle, son environnement changeant, ayant eu accès à l’empathie, elle a découvert un autre monde et c’est ce qui lui a permis de changer d’opinion. Probablement parce qu'elle a aimé sa famille. Elle a aimé ses parents, donc elle s’est entraînée à découvrir le monde mental de ses parents, comme actuellement elle est très intéressée par d’autres mondes mentaux, d’autres cultures. Elle avait déjà appris l’empathie quand le nazisme s’est effondré, alors que les pervers n’acquièrent pas l’empathie.

Comment aider un enfant à découvrir l’empathie ?

On va retrouver la question sur la morale perverse. Quand un enfant n’a pas de structure autour de lui, il ne peut pas apprendre l’empathie. Ce sont là les expérimentations qu’on a faites à Marseille, où on montre que si un enfant est entouré, s’il est entouré par des gens qui l’aiment, graduellement il apprend à se décentrer de lui pour découvrir le monde mental des gens qu’il aime : il pointe du doigt, il parle, il fait des dessins, « Je t’aime Maman », il fait des offrandes alimentaires. Petit à petit, parce qu’il aime, qu’il est entouré d’une niche affective, il apprend à se décentrer de lui pour provoquer le bonheur dans l’esprit de l’autre, ce qui le rendra heureux. Donc ici l’empathie se construit graduellement, à condition qu’il y ait des structures affectives autour de l’enfant.

Raisonnement systémique, on va retomber sur la morale perverse. Dans notre culture moderne, il y a le surnombre. À l’origine de l’humanité on était des groupes de trente ou quarante. On se connaissait tous corps à corps. On savait qui était gentil, qui était brutal, qui était jeune, qui était vieux et il y avait une structure du co-naître : la co-naissance au sens étymologique du terme. On éprouvait l’autre par son corps. On retrouve ça aujourd’hui en Nouvelle-Guinée ou dans certaines tribus, que j’ai vues d’ailleurs à Lambayeque, au Nord du Pérou, au Nord de Lima. J’ai vu la proximité affective de ces petits groupes humains : si l’un est malade la solidarité se fait instantanément. À l’origine de l’humanité on n’était pas très nombreux ; il n’y a pas longtemps qu’on est nombreux. À l’origine de l’humanité il y avait cette forme de co-naissance, d’« éprouvé de l’autre » qui provoque l’empathie : je ne peux pas tout me permettre. Donc il y avait des interdits émotionnels, qui existent chez nos enfants. Quand une mère prend son bébé dans les bras, le bébé explore la bouche, la mère s’amuse, le bébé explore les trous de nez, la mère s’amuse, le bébé explore les yeux, là elle ne s’amuse plus, elle fait « tst tst tst ! », un interdit préverbal que l’enfant comprend instantanément ; il arrête. Et ensuite il y a les interdits verbaux qui, comme je le proposais tout à l’heure, nous permettent de vivre ensemble : « Je ne peux pas tout me permettre, l’interdit de l’inceste, je ne peux pas tout me permettre. » L’interdit de l’inceste structure les circuits sociaux, le mariage, la circulation des femmes - comme disait Lévi-Strauss. Donc ça structure la société.

Or maintenant nous sommes dans une société de surnombre. Notamment dans les mégapoles, il y a des quartiers entiers qui ne sont plus structurés par la civilisation. Ils profitent des machines, ça c’est facile, mais ils ne sont plus structurés par l’affectivité, et on voit dans ces quartiers se développer une étonnante ignorance de l’autre. On sait où est la loi, on s’en fout. Les pompiers arrivent, on les agresse. C’est amusant de transgresser, ça prouve que je suis fort et je suis plus fort que la loi. Le jeu consiste à transgresser. On voit que ces jeunes-là ne sont pas bien, qu’ils sont malheureux, qu’ils ne sont pas structurés et quand arrive un gourou qui leur dit « Je vais te dire où est la loi », il sont heureux en se soumettant. Ils se disent révolutionnaires ; le nazisme était une révolution sociale. Pinochet, en Amérique du Sud, en Argentine, ils employaient tout le temps le mot « révolutionnaire ». Tous les systèmes totalitaires se disent révolutionnaires. On voit que dans ces sociétés la certitude et le cadre autoritaire deviennent un tranquillisant très efficace.

 

Entretien réalisé en septembre 2020

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