Marie-France Hirigoyen –– éthique et vie de couple

Transcription de la vidéo

Qu’est-ce qui a évolué dans la relation de couple ?

Moi je pense à Zygmunt Bauman qui parle de « l’amour liquide » où on peut glisser comme ça d’une relation à l’autre. Et c’est vrai que moi je vois, je reçois dans ma clientèle des personnes qui quand elles sentent que leur couple ne va pas très bien, vont sur internet chercher un nouveau compagnon, se rassurer avec une nouvelle rencontre, pour pouvoir dire : « Si ce couple là ne marche pas, il y aura quelqu’un pour remplacer. » On peut se faire jeter aussi comme ça dans le couple et on est à notre époque dans des bulles relationnelles où il faut être conforme à ce qu’on doit être dans cette bulle-là, mais il n’y a pas de lien entre toutes ces différentes bulles relationnelles. Et donc je crois que c’est un monde inquiétant, effectivement.

Que pourrait être aujourd’hui une éthique relationnelle au sein du couple ?

Ce qui se passe actuellement, c’est que notre époque a mis l’amour au-dessus de tout. C’est justement parce qu’on est dans un monde incertain, on veut de l’amour mais de l’amour avec un grand A, et en fait on veut de la passion. Or, la passion, ça peut se heurter aux difficultés de la vie, au quotidien du couple, aux difficultés des enfants, de l’argent dans le couple, le travail, tout ça, et qu’au fond, on ne veut pas, on a du mal à accepter la conflictualité qui permet d’avancer. Accepter qu’on peut ne pas être d’accord, qu’on peut respecter l’autre qui n’a pas forcément les mêmes positions sur l’éducation des enfants, sur l’importance de telle ou telle chose, et je crois moi qu’un couple ça se construit dans la durée, à travers les difficultés. Sauf que, à notre époque, à la moindre difficulté on zappe avec l’idée qu’on peut trouver mieux et on échappe aux difficultés. Et peut-être que ce n’est pas si simple de savoir que l’amour ce n’est pas uniquement l’amour-passion avec une sexualité merveilleuse, avec jamais de conflits, avec « on pense la même chose ». Je crois que c’est plutôt le contraire. C’est-à-dire que l’amour apparaît, selon moi, à partir du moment où il n’y a plus la passion. C’est quelque chose de beaucoup plus profond, c’est quelque chose qui s’inscrit dans le respect de l’autre et dans le respect de sa différence. Alors il me semble que c’était beaucoup plus facile autrefois, quand les hommes étaient chefs de famille, que les femmes étaient à la maison et que les femmes s’occupaient des enfants, de la maison, et les hommes gagnaient de l’argent à l’extérieur. Donc au fond il y avait moins de débats et de conflits possibles, puisque les femmes devaient se soumettre.

À notre époque les hommes sont quelquefois en difficultés dans leur travail, les femmes travaillent, quelquefois elles peuvent même avoir des postes supérieurs à celui du conjoint ou travailler quand le mari est au chômage; enfin, tout est possible. Les femmes demandent en tous les cas un partage des tâches, qu’elles n’obtiennent pas toujours, mais enfin elles peuvent rêver à ce partage des tâches, les pères de famille qui autrefois étaient le référent des enfants, surtout des garçons, maintenant ne le sont plus, puisque les garçons font leur apprentissage – enfin les enfants en général mais surtout les garçons –, font leur apprentissage beaucoup plus avec leurs copains ou sur internet qu’avec les pères, et d’ailleurs très souvent ce sont les enfants qui apprennent tout ce qui est informatique, nouvelles technologies aux parents. Je crois que ça amène de l’insécurité. Et il faudrait accepter cette vulnérabilité.

Alors justement notre monde ne nous prépare pas à être humble et à accepter d’être vulnérable et fragile. Or je crois que ce qui fait le lien des personnes, c’est la fragilité, la vulnérabilité. Ce qui fait qu’on va vers quelqu’un, ce n’est pas quelqu’un qui est tout puissant, parce que ça, il n’y a pas d’approche possible. L’approche, c’est justement par cette fragilité, s’accepter en tant qu’humain. Il m’arrive de dire à des patients – plus les hommes parce que les femmes semblent bien s’armer –, il m’arrive de dire à des patients : « Mais acceptez que vous n’êtes que moyen ! Vous ne serez jamais un surhomme, acceptez que vous êtes quelqu’un de moyen, comme les autres, et à partir de cette humilité, de cette position de base, là vous pouvez progresser ! » Et ce qui importe ce n’est pas d’être tout en haut ou de faire semblant d’être tout en haut, ce qui importe c’est de continuer à avancer. Et ça ce n’est pas si facile.

À quoi attribuez-vous l’idéalisation de l’amour-passion ?

Autrefois, les couples se faisaient – c’était des mariages arrangés –, les couples se faisaient pour des raisons de transmission du patrimoine ou bien travailler ensemble, donc ce n’était pas très sexy, on pourrait dire. Et puis l’amour est venu, et on a trouvé que c’était bien ; c’est vrai que c’est bien d’être amoureux, c’est bien d’aimer. Mais on a voulu à ce moment là en faire quelque chose de grandiose. Peut-être que les médias, le cinéma, les romans d’amour, tout ça, ça a mené à peut-être mettre en avant cette vision-là de l’amour. Mais je crois surtout que ce qui fait qu’on a besoin de cet amour magnifique, c’est qu’à une époque où on n’est finalement qu’un pion parmi d’autres dans un monde du travail où on n’a pas beaucoup de reconnaissance, dans une société où on n’existe pas vraiment, on peut avoir envie d’être unique, d’être celui qui a été choisi. On veut, on a besoin d’être comme ça rehaussé par le regard absolu de l’autre, qui ne voit que vous. Et je crois que cette illusion…, parce qu’au fond l’amour-passion c’est un moment où on est hors de soi, où on s’illusionne sur soi et sur l’autre, mais c’est merveilleux : ça donne de l’élan, mais ça ne dure pas. Et peut-être qu’on voudrait s’illusionner un peu comme ça d’une façon éternelle. C’est un peu comme si on prend une drogue et puis on se sent merveilleusement bien. On profite des endorphines de l’état amoureux pour se shooter un peu, pour être un peu mieux dans sa vie à un moment donné.

Entretien réalisé le 28 janvier 2011

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