Laurent Bibard – éthique et expériences vécues

Transcription de la vidéo

Pouvez-vous nous raconter un événement de votre vie qui vous a mis face à un dilemme d’ordre éthique, et comment vous avez essayé de le résoudre ?

Ah ! J’ai un événement pour lequel j’ai beaucoup de tendresse : au titre de… non pas directeur de l’ESSEC, mais de professeur, je participais à un jury de diplômes, il y a pas mal d’années, et nous nous demandions s’il fallait ou pas accorder à un étudiant manifestement en déroute, une année supplémentaire pour qu’il tente de finir sa scolarité, d’obtenir son diplôme. La délibération a été particulièrement longue, particulièrement longue ; le cas était compliqué, il remuait le cœur d’une moitié des membres du jury, il remuait l’intellect de l’autre moitié. Et si du côté de l’intellect il n’avait plus, à jamais, son diplôme, du côté du cœur il fallait lui donner encore du temps. Et puis quelqu’un a dit : mais je crois savoir que cet étudiant ne veut pas faire une carrière dans le domaine auquel, de manière un peu classique, peut-être, ouvre l’ESSEC. Et ça a mis la puce à l’oreille à pas mal de monde dans le jury, et c’est quelqu’un qui voulait mener une carrière artistique. Et on a fini par décider, avec beaucoup, beaucoup de questionnement, d’interrogations, de précautions, qu’il ne serait jamais diplômé. Cette personne est venue de loin, de très loin, à la cérémonie de diplômes qu’il n’avait pas obtenu nous remercier de la décision, parce que ça lui avait ouvert la voie de ce qu’il voulait vraiment faire. Et ça, ça m’a beaucoup marqué, beaucoup appris, dans une réalité d’irréversibilité totale. Un jury se prononce, ceci est validé par le ministère…, on ne peut pas revenir en arrière.

Nous avions pris nos risques, c’était une grande réussite. Voilà une dynamique de décision d’ordre éthique, je trouve : il fallait prendre la bonne décision, la décision juste. J’ai trouvé remarquable qu’en plus l’étudiant vienne, de très loin, le jour de la cérémonie de remise d’un diplôme qu’il n’aurait jamais, nous remercier d’avoir décidé de ne pas le lui attribuer, parce que ça le libérait d’une fausse question. Et il allait vers lui-même. Il était ravi.

Auriez-vous un second exemple ?

Je pense à quelqu’un qui est venu un jour me... Ce n’était pas tout à fait dans le cadre de l’enseignement. Qui est venu me confier avec un énorme désespoir, une homosexualité découverte comme ça. Et je ne sais pas comment ça s’est fait, mais moi j’ai dit : « Mais, et alors ? » Et alors, la personne était assez stupéfaite et je crois que la tranquillité de ma réaction lui a ouvert l’espace de prendre le temps de respirer, en quelque sorte, et de ne pas se juger et de continuer son chemin, après, quelles que fussent les orientations ultérieures, c’est pas la question, mais de ne pas se juger et de continuer son chemin. Là l’éthique renvoie encore au fait d’ouvrir de l’espace-interrogation, n’est-ce pas, et de la capacité de marcher. Le symbole de la marche, je le trouve très important pour l’éthique.

Parce que la marche symbolise bien que il faut toujours accepter une forme de déséquilibre, qui est de faire un pas en avant, en prenant le risque de ne pas être sûr qu’il y aura bien un sol, mais quand même, essayer, pour rattraper le déséquilibre et sans cesse continuer à accepter de chuter pour se reprendre. Ça, c’est un bon symbole de la recherche du comportement juste, parce qu’on ne sait jamais au fond, vraiment, ce qui est juste et ce qui est injuste. Ou si on croit le savoir longtemps, on reste debout immobile et on ne voit plus du tout sous ses pieds, et ce n’est pas bon pour la conscience de soi... et pour l’action juste.

A votre avis, acquiert-on une expérience dans cette marche vers le comportement juste ?

Encore faut-il se demander ce qu’on fait quand on marche, mais ça, ça s’apprend tôt ou tard. Je pense que oui, je pense que oui. Ce qui est important, c’est de savoir marcher dans l’exercice de comprendre ce que c’est que marcher, aussi. De ne pas se tenir à une idée fixe de la marche. Il faut marcher sans aucun doute, d’une manière ou d’une autre, dans son esprit, ses émotions, son cœur, se demander ce que c’est que marcher, se le redemander sans cesse. Tenir pour acquis qu’on sait ce que c’est que marcher voudrait dire rester immobile sur quelque chose qui doit rester, qui doit être par construction un mouvement. Ce serait contradictoire.

Que signifie, dans cette analogie, le fait de se demander ce que c’est qu’être éthique ?

Une ouverture et une interrogation, donc une mise à disposition dans un dialogue, qui fait que les rencontres ont du sens et qu’elles sont possibles, et qu’elles sont possibles.

Entretien réalisé le 8 décembre 2008

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