Transcription de la vidéo

Est-ce que vous feriez une différence entre une éthique de type religieux et une éthique vécue dans un contexte laïque ?

Pour répondre à votre question sur le rapport entre religion et laïcité, l’exercice de la philosophie m’a amené à une conviction très profonde, grâce à un auteur pour qui j’ai le plus grand respect, qui est extrêmement controversé. Nous pourrons le préciser, si c’est souhaitable, c’est Léo Strauss, qui est un philosophe d’origine... – alors je ne sais plus s’il est Allemand ou Autrichien, mais je crois qu’il est Allemand –, qui a fui l’Allemagne devenant nazie dans les années…, avant 33. Il était juif, il a fui pour cette raison-là bien sûr, vous pouvez l’imaginer, et a beaucoup travaillé sur la tyrannie. Et entre autre au travers de son questionnement sur la tyrannie, il a rencontré la question du rapport entre la religion et la philosophie, ou vie religieuse et vie athée, ou laïque. J’ai acquis une conviction de sa lecture et de sa fréquentation – il mérite d’être fréquenté – et c’est peut-être satisfaire un devoir d’éthique que de parler de lui ici.

J’ai beaucoup de respect pour la religion, j’en avais déjà. Je ne suis pas croyant, mais j’ai beaucoup de respect pour la religion et je crois qu’on perd beaucoup de contenu de la vie humaine tout court à ne vouloir voir qu’un côté des choses : si l’on est laïque, que le monde laïque, en écartant autant que possible et autant que faire se peut la vie religieuse ; et si on est religieux, à ne pas mesurer ce que peut vouloir signifier être laïque. Le rapport entre les deux est d’une fertilité exceptionnelle. Et, pour des raisons que je ne prendrai pas le temps de dérouler ici, il y a une analogie avec le fait que la richesse d’une théorie tient dans le contenu qu’elle se donne, qui serait le rapport de la théorie à la pratique. Une théorie sur le fond est poussée au plus profond d’elle-même lorsqu’elle acquiert comme objet le questionnement de son rapport à la pratique ; ou du rapport de toute théorie, quelle qu’elle soit – c’est encore plus important, plus général – à la pratique. Théoriser le rapport de la théorie et de la pratique, c’est un petit peu analogiquement le fait de s’interroger sur le rapport entre vie religieuse, vie laïque, et du coup, questionner y compris les questions de l’éthique sur ce fond là.

Je dirais volontiers, en finissant ce raisonnement un peu long dont je m’excuse, que l’éthique consiste sans doute à tenter de ramasser les deux choses, les deux attitudes, les deux manières de vivre, dans leurs différences, voire leurs contradictions, sans qu’aucune ne soit perdue ; mais que chacune soit respectée là où elle est. Ce qui n’a rien de simple.

Est-ce qu’il n’y a pas des choses irréductibles à l’une et à l’autre, à travers notamment la question de la foi ?

Remarque-t-on assez que les très grands textes religieux, quels qu’ils soient, laissent une place extraordinaire à la contradiction, à la béance du sens, à la polysémie, à la multiplication herméneutique indéfinies, y compris, et en particulier peut-être les très grands textes, qui sont des textes de loi. Ils ont comme anticipé le fait que... fumer une cigarette c’était pas prévu dans le Coran, et que la question tôt ou tard se poserait pour quelqu’un qui aurait inventé entre le Coran et l’écriture du Coran, sa révélation et l’écriture. Et la cigarette, voilà ce nouvel objet, et un musulman se demandant : « Mais voyons, est-ce que je respecte ma loi si je fume ?» Va savoir ! Le texte est assez polysémique, vide, ... ou creux, laissant de l’espace d’interrogation, pour que l’interprétation fasse partie de l’événement de croire.

De ce point de vue là, la foi n’est pas bloquante du tout, et c’est une ouverture. Alors évidemment, on peut se réfugier dans la foi. Mais vous avez des laïcs, tout aussi… j’allais être un peu, un peu péjoratif ; on peut s’enfermer autant dans la laïcité que dans la foi. L’attitude d’ouverture appartient à..., tout est possible, je pense.

Entretien réalisé le 8 décembre 2008

Les commentaires sont fermés.