Laurent Bibard – éthique et pouvoir

Transcription de la vidéo

Lorsqu’on acquiert du pouvoir, dans n’importe quel domaine, comment ne pas tomber dans l’abus de pouvoir ? Est-ce que dans votre expérience, cette question s’est posée ?

Je ne crois pas, pour différentes raisons. Mais tout d’abord méfions nous : il peut y avoir un exercice de pouvoir considérable dans une salle de classe. Et ça peut être catastrophique. Si je le dis, c’est que je ne crois pas en avoir été victime, c’est-à-dire je ne crois pas avoir exercé moi du pouvoir sur les étudiants que j’ai eu à instruire, etc. Je pense qu’un bon moyen de tempérer… Alors oui, j’apprécie infiniment cette expression que je citerai sans doute mal, de Montesquieu, selon laquelle « Le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument. » Je crois que, je crains qu’il n’ait pas tort. Et il y a en contrepoint de l’exercice, de la jouissance d’exercer du pouvoir, de pouvoir faire quelque chose: d’abord le fait de reconduire l’expression, le terme, comment dire, l’attribut « pouvoir », de le reconduire au verbe. C’est très beau d’avoir du pouvoir ou d’exercer du pouvoir : c’est qu’on peut faire quelque chose, c’est immense ; et de ce point de vue-là, il serait souhaitable que tous les humains aient du pouvoir, sur leur propre vie, et c’est loin d’être le cas.

Deuxième point : il y a une question qui est très utile pour ceux et celles qui ne voudraient pas se laisser abuser par le pouvoir qu’ils sont cependant en mesure d’exercer, c’est de se demander non pas à quoi ça sert, qui est une question extraordinairement répandue maintenant, mais qu’est-ce que l’on sert. Et qu’est-ce que l’on sert, ça peut être l’avenir des jeunes, ça peut être la capacité d’interrogation, ça peut être la capacité que la culture soit toujours possible, le fait que la barbarie ne gagne pas du terrain, le fait que les arts soient possibles, le fait que l’élégance soit possible en entreprise, ce qui est loin d’être le cas aussi, le fait que, on s’écoute, etc. Mais ça n’enlève pas le désir d’exercer du pouvoir, qui je trouve est très légitime. Maintenant si le désir d’exercer du pouvoir est son seul but, quel que soit l’objet, ça n’est pas légitime ni éthique. Mais je préfère m’arrêter à la légitimité.

Je prends un exemple très simple, qui tient, qui appartient à un monde économique que je connais un tout petit peu pour y travailler d’un peu plus près que d’autres mondes. Je la tords un peu, mais l’interprétation économique qui a prévalu longtemps comme quoi le profit était la seule responsabilité sociale des entreprises, si on la pousse un peu jusqu’au bout de ses attendus : il faut travailler dans la pornographie, dans l’armement, j’avais trouvé autre chose, un moment d’encore plus, bien sûr, les stupéfiants. C’est formidable le profit que ça apporte, et donc se conformer à l’un des, à certains des principes les plus purs de la théorie économique moderne – qui heureusement est un peu bousculée depuis quelques temps par d’autres théories peut-être plus raisonnables –, c’est régner en maître à la mafia, par exemple ; être à la tête d’un réseau de proxénétisme efficace, mondialement parlant. Là y a de quoi faire un profit colossal. Je ne crois pas que ça soit l’objet.

Donc le pouvoir oui, mais pour quoi ? Et donc pas seulement « à quoi ça sert ? » Ca pourrait servir à mon profit, mais qu’est-ce que je sers? Quelle ouverture ? Quelle culture au sens... la capacité pour chacune et chacun d’exercer du pouvoir sur soi-même. J’aime beaucoup cette expression d’Alain, le philosophe, qui en gros dit qu’ « on ne peut pas prétendre être le roi des autres tant qu’on n’est pas roi de soi-même. » Et je pense qu’il faut d’abord s’interroger sur ce que l’on veut, ce qui revient à ma question précédente, pour après se demander: mais de quel pouvoir est-ce que j’ai envie de jouir, dans cette objectif-là ?

Entretien réalisé le 8 décembre 2008

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