Maurice-Ruben Hayoun – transmission de l’éthique

Transcription de la vidéo

Comment l’éthique peut-elle être enseignée sans dogmatisme ?

C’est vrai que la dogmatique, ça veut dire qu’on ne discute pas. Ce qui a d’ailleurs révulsé Renan. Les références incessantes au surnaturel, les démonstrations qui n’en étaient pas, les réfutations gauches qui n’en étaient pas non plus, de doctrines solides comme Spinoza, Kant, Hegel et autres, la résistance à la psychanalyse, par exemple, ont fait qu’effectivement ce dogmatisme est de très mauvais aloi, et c’est juste, c’est vrai. Mais tout à l’heure je vous disais qu’il y avait quelque chose dans l’être humain qui le poussait vers le bien. Il faut que le maître organise cette jonction entre la vertu qu’il enseigne et la vertu telle qu’elle se vit. Peut-être aussi en donnant lui-même l’exemple, d’une certaine manière.

Il faut donc enseigner aux gens la vertu, mais la vertu vécue. Par exemple, un homme comme moi, je ne suis pas un méchant mais je ne peux pas enseigner la vertu. Ça ne veut pas dire que je ne me conduis pas le plus vertueusement possible, mais il faut qu’il y ait une sorte d’adhésion ou d’incarnation des idéaux que l’on représente, me semble-t-il. Je ne peux pas, par exemple, dire qu’il faut être éthique et puis me conduire d’une manière contraire à l’éthique. Ça c’est quelque chose qui ne va pas, parce que les gens me regarderaient en disant : « Mais là on ne comprend pas, charité bien ordonnée commence par soi-même. Pourquoi est-ce que vous n’appliquez pas vous-même ce que vous dites ? »  Est-ce que finalement quelque chose qui est sensé être congénital, si je puis dire, peut s’enseigner ? Mais ça, on peut dire aussi que c’est une aporie. C’est comme la matière qui saisit l’immatériel, c’est-à-dire le cerveau, les connexions neuronales, qui sont tout de même réelles, vous pouvez les toucher ou les voir dans l’imagerie médicale moderne, et pourtant ça appréhende des choses qui ne sont ni matérielles ni palpables, c’est-à-dire les concepts. Je pense que c’est un paradoxe qu’il faut surmonter.

Et à mon avis, la vertu s’enseigne, mais mieux encore, elle se vit. Elle se vit dans le foyer familial, elle se vit à l’école et elle se vit aussi, il ne faut pas avoir honte de le dire, dans une sorte d’instruction religieuse. Moi je ne suis pas pour une Europe ou un monde désacralisé, ni déchristianisé, ni déjudaïsé. Mais ça pose évidemment un problème d’enseignement. Je ne pense pas que vous ayez senti dans tout ce que j’ai dit, avec de multiples références religieuses, la moindre inclinaison vers je ne sais quel intégrisme. Ma religion à moi c’est la philosophie, c’est-à-dire la recherche de la sagesse et de la science, avec bien entendu une coloration juive, qui est la religion dans laquelle je suis né. Mais je suis aussi l’un des spécialistes de l’islam médiéval et je ne peux pas dire que j’ignore tout du catholicisme médiéval, du christianisme médiéval. Je pense véritablement que l’instruction religieuse doit beaucoup aider, mais il faut que cette instruction religieuse soit très soignée. Il faut qu’elle soit confiée à des gens, dans toutes les religions, qui soient des gens bien préparés et à qui on dise : « Attention ! Vous vivez dans une société multiculturelle et multiconfessionnelle ! » Et que les petits juifs fréquentent des petits chrétiens et des petits musulmans, ou des petits athées, ou des petits bouddhistes. Il faut tout de même une bonne préparation. Pour les juifs, le jour de Kippour c’est très important, c’est le jour où l’on jeûne, où l’on fait un examen de conscience. Pour les musulmans c’est le mois de Ramadan, qui dure entre vingt-cinq et vingt-huit jours, où les musulmans se spiritualisent, ne font pas l’amour, ne boivent pas, ne mangent pas, ne fument pas, prient cinq fois par jour, et ainsi de suite. Les chrétiens, il y a la Semaine Sainte, il y a la messe, avec une organisation différente. Et on essaye de dire que l’humanité est diverse. Il y a d’ailleurs un Italien, dont j’ai oublié le nom, qui avait dit: « Il est impossible de vénérer un tel Mystère de la même manière. » J’ai oublié l’auteur de la Renaissance qui a dit ça.

C’est pour dire qu’il faut qu’il y ait une diversité religieuse et donc un pluralisme religieux. Et je crois que c’est ça qui menace aujourd’hui l’extension de l’éthique, quand on voit des masses vociférantes. Par exemple, j’ai vu cette pauvre institutrice britannique au Soudan, j’ai vu des Soudanais accompagnant leurs paroles de gestes en disant : « Si c’était moi, je l’aurais exécutée. » Mais qu’est-ce qu’elle a fait ? Est-ce qu’on croit servir son Dieu en faisant couler le sang de Sa créature ? Non, franchement. Alors comment expliquer à ces gens, qui font leurs cinq prières par jour, qu’ils n’ont pas une conduite éthique ? Comment expliquer ? Le Christ nous dit, et il ne l’a pas inventé : « Il faut non seulement prier, mais il faut prier pour son ennemi. » C’est quand même quelque chose d’important. Et ça il l’a dit il y a deux mille ans, et c’est toujours, pas une lettre morte, mais presque.

Entretien réalisé le 6 décembre 2007

 

 

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