Maurice-Ruben Hayoun – éthique et vie professionnelle

Transcription de la vidéo

Est-ce que vous rencontrez dans votre métier de professeur ou dans votre métier d’écrivain des difficultés spécifiques d’ordre éthique ?

Oui, il y en a une qu’on rencontre à la fois dans la transmission orale et dans la transcription par écrit, c'est-à-dire quand on consigne ses idées par écrit dans des livres, des articles ou tout simplement des blogs sur internet : c’est de ne pas choquer les gens qui ne sont pas arrivés au même degré d’élévation intellectuelle. Je dis ça sans prétention. Voilà un exemple vécu : quand j’étais professeur à l’université de Heidelberg – j’y ai passé vingt-cinq ans de ma vie –, il y avait une année universitaire où j’ai fait un cours annuel de deux heures, donc les deux semestres, été comme hiver, sur la liturgie juive. Il y avait beaucoup d’étudiants et il y avait une vieille dame de plus de quatre-vingts ans que j’asseyais à côté de moi pour lui assurer une place, parce qu’il y avait tellement d’étudiants. Et à la fin du semestre, j’ai dit un jour – vous savez on a tous des formules lapidaires, on est fatigué, c’était au mois de février, c’était la dernière séance… Alors j’ai dit : « Bon, on va parler de la liturgie juive, mais au fond, est-ce que Dieu a besoin de nos prières ? Non, Il n’en n’a pas besoin, car c’est nous qui en avons besoin… » J’ai senti un petit mouvement dans la dame et puis je suis parti. Et quand je suis revenu le 15 avril, il y avait donc une masse de courrier et je demande à l’assistant s’il y a des choses importantes. « Non, il y a ça et ça. Il y a quelques lettres d’étudiants. Et puis, Monsieur le professeur, il y a quand même une lettre que vous devriez voir. » Je dis :       « Écoute, lis-la et rédige des éléments de réponse ! » « Non, si vous permettez, je voudrais vous la lire. » Et c’était cette dame qui me disait : « Monsieur le Professeur … très honoré... Cela fait soixante-quinze ans que je prie et c’est la première fois que j’apprends que ma prière n’est pas requise par le bon Dieu. » « Tu as raison Frédéric, assieds-toi ! » Je lui ai dicté une lettre d’une page et demie où je m’excusais de manière platissime d’avoir dit ce que j’avais dit. Or moi, en tant que philosophe, je ne dis pas comme Spinoza que Dieu n’a pas d’oreilles, donc qu’Il n’écoute pas – parce qu’on ne sait pas aussi comment Il nous parle –, mais qu’il y a des communications entre des niveaux d’êtres qui sont naturels, surnaturels, transcendants et disons pleinement humains. Et il ne fallait pas que je m’exprime ainsi, devant une dame qui avait plus de quatre-vingts et quelques années et qui n’avait pas une formation – disons une approche – suffisamment historique et critique du phénomène religieux.

Il faut être très attentif à ne pas choquer les gens. Nous ne sommes pas payés – même si nous sommes mal payés –, nous ne sommes pas payés pour choquer les gens. Nous ne sommes pas là pour détruire l’édifice bringuebalant des croyances populaires. Je ne crois pas heurter frontalement l’éthique, ni même latéralement, en disant qu’il faut faire attention. Et là, je dois dire que c’est un souci permanent : quand le philosophe – si modeste ou si transcendant soit-il – se relit ou quand il parle… D’ailleurs le Talmud le dit : « Sages, prenez garde à vos paroles ! » C’est très important. Il est très facile, une fois que l’on dispose de l’érudition ou quand on a un esprit très agile de croire qu’on y est. Il faut faire très attention. Ça, à mon avis, c’est un problème éthique. Parce que tu peux démoraliser les gens, tu peux les bouleverser, comme moi très involontairement et à mon corps défendant, j’avais bouleversé cette brave dame, qui ne méritait pas ça. Et c’est moi qui ai dû m’excuser et j’avais à m’excuser.

Entretien réalisé le 6 décembre 2007

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