Anne Baudart – éthique religieuse, éthique laïque

Transcription de la vidéo

Est-ce que vous  faites une différence entre une éthique vécue dans un contexte ou un cadre religieux et une éthique vécue dans un cadre laïque ?

Si vous revenez à votre constante qui est le rapport à mon vécu de l’éthique et que je réponds personnellement, pour moi il n’y en a pas. Mais j’ai souvent rencontré des gens qui ne pensaient pas comme ça, qui avaient un fondement éthique qui était délibérément religieux et qui faisait qu’ils se comportaient plutôt mieux que d’autres, d’ailleurs. Pour moi, que ça vienne d’ailleurs, d’une référence à une doctrine qui fait parler Dieu comme la source des valeurs morales qu’on a citées tout à l’heure – que ce soit le courage, que ce soit la justice, que ce soit l’équité qui est une forme de justice, l’altruisme –, que Dieu me commande de faire ça, bon ! Très bien !

Prenons l’exemple de l’amour : est-ce que c’est une transcendance qui me dit qu’on doit s’aimer les uns les autres ? Là je serais assez kantienne, si je veux parler philosophie. Kant effectivement est d’un héritage protestant, il ne peut pas l’oublier certainement, mais il définit la morale : son fondement principal, c’est effectivement l’amour des hommes. Et il est le premier concepteur au XVIIIe siècle de la notion de crime contre l’humanité, ce qui est intéressant. On a pensé la notion de crime contre l’humanité comme étant un crime contre l’homme lui-même, que l’on doit aimer et considérer comme une fin et jamais comme un moyen. Ça c’est un hérétique qui m’apparaît extraordinaire ! Alors, que le protestantisme ait amené Emmanuel Kant à forger cette morale là ? Dieu n’apparaît nulle part dans sa morale, mais cette morale-là pourrait trouver effectivement son fondement dans le religieux. Elle serait la même s’il n’y avait pas un fondement religieux, je pense. Je le pense profondément.

C’est vrai que je suis encore sur le terrain philosophique, mais quand même : l’attitude de Socrate qui est de rendre le bien pour le mal ne lui vient pas de la Bible, ne lui vient de rien du tout. Il l’a trouvée en lui-même. Ce que les Grecs appellent la loi de rhadamanthe, qui est la loi du talion grec, rendre le mal pour le mal. Et Socrate, - c’est-à-dire Platon, puisque Socrate n’écrivait rien - théorise ça en disant : la conduite éthique par excellence, c’est celle qui consiste à rendre le bien pour le mal. Il ne le tient pas d’un enseignement biblique, d’un enseignement monothéistique, il est dans une culture polythéiste. Je crois que chez Confucius, autant que j’ai pu comprendre grâce à une conférence qui était donnée dans le cadre de votre Fondation, il m’a semblé que chez Confucius il y avait des choses analogues.

Je ne fais donc pas de différence, profondément, entre une morale laïque et une morale religieuse, et je n’accorde pas de supériorité ou d’infériorité. Ce qui m’importe, c’est que les êtres humains s’aiment les uns les autres, pour reprendre cette formule-là, parce qu’ils sont hommes. C’est-à-dire qu’immanence ou transcendance, l’essentiel est qu’on dépasse sa propre égocentricité. Ce que Régis Debray, dans un livre intitulé L’obscénité démocratique,  que je vous conseille, a appelé récemment « le tout-à-l’ego ». Dépasser le « tout-à-l’ego », je crois que c’est ça l’un des fondements de l’éthique également. Si on s’enferre dans l’ego toute la journée, il n’y a pas d’éthique possible. Alors, que ça vienne de Dieu, des dieux, de nulle part, d’un dieu qui n’a pas de nom, ça m’est complètement indifférent.

Il y a un argument qui consiste à dire que le fait de s’appuyer sur une référence au divin donne une persévérance, une patience et une continuité à l’acte éthique. Est-ce que ça vous parle ?

Ah ! Oui, ça me parle ! Ça ne m’est pas étranger du tout ! Je le comprends, je le conçois. C’est comme si vous disiez qu’on a besoin d’une armature extérieure à soi pour faire mieux le bien ou moins mal le bien, et plus durablement. Parce que le critère de la durée dans ce que vous dites est très juste.

Peut-être que je rêve… je suis philosophe et j’aimerais que la philosophie ait cette fonction-là. La faillibilité  humaine nous la connaissons, la finitude humaine nous la connaissons, nous la portons en nous et sans prétention. Bien sûr. Que l’homme n’ait pas la mesure de toutes choses, je serais prête aussi à le penser, mais de là à devoir en référer à une entité extérieure à l’homme pour durablement avoir une conduite éthique, j’aurais peut-être quelques réserves, mais parce que sans doute je forge un homme éthique qui sera la norme de l’homme réel. Ça revient peut-être au même.

Il se trouve que dans les circonstances de ma vie présente, je suis en train de relire Camus – lecture de jeunesse qui correspondait à l’expérience dont j’ai parlé tout à l’heure – et notamment L’homme révolté. Et je suis frappée dans L’homme révolté, comme dans La peste d’ailleurs, par cette insistance qu’a Camus, dans sa langue littéraire – il a une formation philosophique c’est vrai, mais enfin sa langue n’est pas une langue absconse comme la langue philosophique l’est parfois –, à nous rappeler cet idéal qu’il avait de l’homme, du saint sans Dieu. Mais qu’on ait Dieu, qu’on n’ait pas Dieu, pour moi c’est – encore une fois, je suis peut-être répétitive là, et la répétition, c’est la mort de la pensée –, mais pour moi, ça ne devrait pas faire de différence. Mais je conçois que ça puisse aider. Je conçois aussi le contraire. Je conçois aussi qu’on doit être très mal quand on est en situation de discordance, d’éloignement par rapport à ce que je sais devoir faire et que je ne fais pas. Aussi. Ça peut redoubler dans les deux sens. Non, je ne ferais pas de différence pour ma part.

N’y a-t-il pas une conciliation possible entre ces deux approches de l’éthique, religieuse et laïque, dès lors qu’on considère que la transcendance est « inscrite » en tout homme ?

Tout à fait ! On peut même traduire cela spatialement et parler du registre horizontal et vertical. Regardez l’exemple socratique : si l’on prend Socrate comme l’un des fondements de la morale occidentale, des morales occidentales – comme le dit très justement Bergson : « Il a fondé une morale » –, qu’est-ce qu’il nous dit ? « Le Dieu qui habite en moi me dit ce qu’il ne faut pas faire.» C’est un Dieu qui prescrit négativement. Donc il y a une référence nécessairement intérieure. C’est à cause de votre question que j’ai parlé en terme de transcendance extérieure à l’homme et je crois que la vraie transcendance – et notre conception de la transcendance se rejoint là – est aussi intérieure au sujet, bien évidemment, parce que si elle reste extérieure, absolument extérieure, il n’y a plus d’actualisation, même religieuse, véritable. Oui, là-dessus je vous rejoins totalement.

Entretien réalisé le 16 novembre 2007

 

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