Anne Baudart – éthique et rapport à la mort

Transcription de la vidéo

Être sensible à l’éthique sous un rapport à la fois philosophique et pratique, quel regard cela vous fait-il porter sur la mort ? 

Ce rapport à la mort, qui est je crois au centre de la démarche éthique, finalement, – que ce soit par la manière de vivre que nous avons, qui est consciente effectivement que la vie est extrêmement précaire, fragile, et que demain matin elle peut ne plus être, dans l’instant t, elle peut nous être ôtée – et je pense que la mort est ce que nous devons essayer le plus d’apprivoiser.

Et aujourd’hui dans nos sociétés, mais je peux me tromper, il me semble que c’est peut-être le dernier tabou. C’est un très vilain mot que je vais employer, mais il y a une espèce de « tabouisation » de la mort. Le mot fait peur. La mort n’est plus considérée comme faisant partie de la vie, on essaie de l’éloigner. Donc que ce soit en philosophique politique, où on parle beaucoup de bioéthique, que ce soit en philosophie tout court, effectivement cette question revient. On peut la traiter différemment selon les champs, mais elle revient comme une question vraiment obsédante dans les sociétés qui sont les nôtres et qui veulent éradiquer la mort de leur configuration. Ça, ça me frappe énormément. Ce n’est pas le sexe, ce n’est pas l’argent ou je ne sais quoi qui sont tabous, mais véritablement la mort.

En quoi la  démarche éthique peut-elle transformer notre façon de voir la mort ?

La démarche éthique transforme nécessairement les choses. La mort, je ne la sépare pas de ce que je disais au début, c’est-à-dire le politique au sens large du terme, c’est-à-dire la vie commune et que nous sommes tous assignés à ce terme. Être pour la mort, c’est une des définitions possibles de l’homme. Donc la démarche éthique, éthico-philosophique, me semble devoir sensibiliser davantage qu’une autre démarche. On ne peut pas ne pas réfléchir sur cette définition de l’homme qui est la nôtre, qui est celle d’autrui : nous sommes un être-pour-la-mort, avec un tiret comme aime à le faire Heidegger, ou sans tiret, comme vous voulez. Donc c’est notre destination.

Vous me dites : « Qu’est-ce qu’apporte une éthique à cela ? » J’y ai répondu, je crois, par quelque chose de l’apprivoisement, c’est-à-dire apprendre à ne pas avoir peur. Pour ne pas avoir peur, il faut savoir ce que c’est, ne pas le fuir, ne pas chercher à penser la vie hors la mort, donc l’intégrer dans la vie. Être pour mourir, c’est effectivement la définition de l’exister, mais pourquoi est-il besoin aujourd’hui de le rappeler ? Alors que par exemple, dans les sagesses antiques, qu’elles soient occidentales ou non, la pensée de la mort est une pensée je dirais presque heureuse, joyeuse. Quand on voit Socrate mourir, c’est très drôle la façon dont il meurt, c’est vraiment très drôle, il n’y a rien de plus drôle que ça. Tout le monde est là à pleurer et Socrate boit sa cigüe en disant : « Mais vous n’avez rien compris, vous vous fichez de moi. Vous dites m’aimer mais vous ne m’aimez pas. Vous vous rendez compte, je vais aller discuter avec Orphée, je vais discuter avec Homère, mais c’est formidable ! »

Sans aller jusque là, parce qu’il y un registre mythologique qui n’est plus nécessairement le nôtre et qui ne fait pas partie de notre quotidien, il faudrait repenser la mort comme ça. Il me semble qu’une des tâches de l’éthique est celle-là, mais je ne suis pas sûre qu’on y arrive véritablement.

Pourquoi ?  

C’est une vraie question que je me pose aussi : « Pourquoi ? » On n’arrête pas de parler de la mort dans les discours éthiques, mourir dans la dignité, les associations se forment, etc. On veut petit à petit anticiper sa mort ou du moins on espère que la médecine nous aidera à anticiper le dernier acte de la façon la plus élégante possible, la moins douloureuse possible. On ne rêve que de ça. Je ne me positionne pas en bien ou en mal par rapport à ça, mais nécessairement je m’interroge : est-ce qu’il n’y a pas derrière quelque chose qui est de l’ordre de la fuite, de la peur du terme de l’existence ? Alors ça peut être la peur de la douleur, ce qui est parfaitement légitime, mais est-ce qu’il n’y a que cette peur de la douleur ? Ça je ne le crois pas.

Pour vous, le suicide peut-il être considéré comme un acte éthique ?

Vous me demandez aujourd’hui si pour moi le suicide est un acte éthique. Je ne pourrais certainement pas répondre oui. Et quand j’y suis confrontée – je l’ai été et je le suis encore, avec des étudiants qui ont fait des tentatives de suicide, dont un en pleine classe, je pourrais vous raconter des tas de choses comme ça –, effectivement je fais tout pour que le suicide n’ait pas lieu quand même, concrètement, ou alors pour dénouer le dernier acte. Quelquefois ce n’est pas si simple que ça.

J’ai un autre rapport à la vie qui vient aussi de la culture, de la conscience collective, des paramètres divers qui interfèrent. Les Grecs n’avaient pas ce sens de l’individualité que le judéo-christianisme a donné à notre culture. Les Grecs se considéraient souvent comme interchangeables, donc moi disparaissant, un autre prendra le relais, etc. Pourquoi pas ? Donc, c’est en ce sens que je suis admirative. Attention ! Parce qu’effectivement, on peut se méprendre sur ma réponse. Je suis assez admirative de cette façon de dédramatiser l’acte final. Comme l’avortement. Vous me poseriez la question sur l’avortement, c’est la même chose. Ce n’était pas du tout un problème moral chez les Anciens.

Nous appartenons à une autre culture, vous comme moi, avec des paramètres qu’on peut énumérer, qu’on a énumérés tout à l’heure et qui font qu’on ne peut pas avoir ce même regard sur le suicide. Donc le suicide acte éthique, je préfère dire : « La vie, acte éthique » et tout faire pour que… Cela dit, dans le cadre de la bioéthique, dans le cadre des problèmes de l’euthanasie, dans le cadre de ces problèmes-là, effectivement, je trouve le problème infiniment complexe. Je comprends qu’on ne légifère pas sur la chose, parce que c’est effectivement, un suicide médicalement assisté. Enfin, toutes ces questions-là sont des questions qui se posent dans le domaine médical et je comprends et je souhaite qu’on ne légifère pas, car si on légifère, la porte est ouverte à tout ce que l’on peut imaginer. On risque de tomber dans un certain eugénisme, quand même. Donc, je suis ambiguë, c’est ça que je voulais dire. Je suis peut-être ambiguë, enfin, fascinée par les Anciens, ça c’est sûr ! Ce n’est un secret pour personne !

Entretien réalisé le 16 novembre 2007

Les commentaires sont fermés.