Laurent Bibard – éthique et société

Transcription de la vidéo

Pensez-vous que l’état d’esprit de la société actuelle favorise les comportements éthiques et si oui, ou non, pourquoi ?

Je crains que non, très simplement parce qu’on a peur, beaucoup trop peur. Je reviens au classement. Nous parlons, à foison, d’innovation. Je pense qu’on n’innove pas beaucoup, ou peu de gens innovent. Et, innover ça suppose ne pas avoir peur, aller chercher vraiment. Le monde de la recherche, j’ose ce propos – là ça ne me dérange pas du tout qu’il soit publié –, le monde de la recherche est extraordinairement enfermé. Les critères de publication, extraordinairement formatés. C’est la scholastique actuelle. Nous sommes dans un monde profondément immobilisé dans sa scholastique par peur ; par peur des interrogations véritables, qui s’appuient ou s’adossent tôt ou tard sur l’interdisciplinarité, sur la confusion des frontières, parce qu’on ouvre et on fertilise un monde par l’autre, parce qu’on ose l’incertitude, parce que l’action vient, qui libère de l’espace et le langage peut prendre progressivement corps. Mais nous avons un rapport au code, au langage entendu comme un code, au classement, à la taxonomie, qui est un, qui tient du désir de, d’ordre, parce que nous avons peur, et la peur ne favorise pas l’ouverture et l’interrogation, donc la justesse ou la justice du comportement. Elle favorise le repli, l’inquiétude, le jugement, la violence, l’agressivité, la défense, mais pas la rencontre, partager, la présupposition qu’il y a du bien possible, ou la confiance.

Je reconduirais volontiers l’argument à un argument, à un point très simple, en le disant – évidemment, le propos est sommaire, mais… – : la pensée politique ancienne prend sa racine dans la vie conjugale, au sens d’une vie hétérosexuelle partagée. Hormis la question effrayante et archaïque du viol – le fait de forcer quelqu’un à une relation sexuelle –, on peut supposer que dans une grande partie des cas dans l’humanité il a été possible que la sexualité soit le résultat d’un désir partagé et donne l’occasion de rencontres heureuses. Si c’est vrai, la pensée politique classique est posée sur du bonheur : la vie conjugale partagée joyeusement. Hypothèse, parce qu’on peut très bien dire : ça n’a jamais été le cas, les femmes ont toujours été asservies. Je ne suis pas certain que ce soit le cas. Qu’il y ait eu de la violence, qu’il y ait de l’archaïsme mâle, oui, bien sûr, malheureusement. De l’autre côté, la pensée moderne est appuyée sur une méfiance fondamentale. Ça ne juge pas Hobbes, mais ça renvoie à ce qu’il a voulu dire : la guerre de tous contre tous. On est d’abord ennemis, parce qu’on est d’abord dans une lutte pour l’appropriation de ressources rares. On n’est pas d’abord dans le partage d’un destin. Ça dit beaucoup sur l’état des lieux de la pensée politique moderne, parce que Hobbes n’est pas si ancien que ça. Aristote nous influence encore, il a déjà plus de 2500 ans. Hobbes, il a encore de la marge. Et ça ne veut pas dire qu’il ait eu tort, Hobbes, parce qu’il pose les bases de la possibilité de l’égalité que nous voulons vraiment, ce que ne posait pas la pensée classique.

Donc il y a ambiguïté partout. Mais il est bon quand même de s’apercevoir que la pensée moderne est appuyée sur la méfiance et sur la lutte – pensée politique –, avant d’être appuyée sur une possibilité de confiance. Encore une fois, chaque pensée a ses travers, et cette proposition de mise en regard d’une pensée par rapport à l’autre, que je vous propose, est très sommaire et réductrice. Mais je crois qu’il y a des réductions à entendre.

Pour qu’il puisse y avoir une pensée politique fondée sur la notion de partage, ne faut-il pas que ceux qui doivent partager se soient déjà un peu accomplis ?

Comment peut-on partager ? Quand ? Quoi ? Et à quelle condition ? Ça renvoie tout simplement à l’idée d’éducation. Ce qui est très intéressant, c’est qu’une des conséquences lointaines de la décision de Hobbes d’instaurer le contrat social comme la racine du politique présuppose que les enfants ont un droit souverain immédiat par rapport aux adultes en terme de capacité juridique, ce qui annule virtuellement les forces d’éducation, donc d’apprentissage, de ce que l’on peut potentiellement partager. Si votre question rejoint tôt ou tard celle de l’éducation, elle me semble d’une extraordinaire justesse, mais ça veut dire aussi que, même adulte, nous sommes toujours en train de nous éduquer ; parce que vous parliez d’adultes, si j’ai bien compris.

Mais je crois que la façon dont vous posez la question reconduit à la fois à l’éducation tout court des enfants, mais aussi à l’éducation permanente, à la permanence de l’éducation que les adultes entre eux s’offrent sans cesse.

Donc je partage votre avis de nouveau, je crois : oui, pour partager il faut un certain temps, ou une maturité, ou avoir quelque chose qu’on reconnaît à partager, qu’on se reconnaît capable de partager, qu’on est capable de donner. Encore faut-il tout ceci le cultiver, ce qui revient, renvoie – j’aime beaucoup votre question, décidément j’aime beaucoup vos questions ! – à la question de la pauvreté. Appauvrir définitivement quelqu’un, c’est lui supposer une incapacité totale à donner quoi que ce soit. On commence à enrichir quelqu’un, quand bien même il ou elle serait dans la misère la plus brutale, en lui présupposant une capacité de donner quelque chose. Là s’enclenche la richesse.

Ne partagez-vous pas là l’une des positions d’ATD Quart Monde, qui mise sur la capacité de don des personnes pauvres elles-mêmes pour se sortir de la misère ?

Si vous le permettez, j’irais volontiers encore en amont. Je m’explique : j’éprouve un très profond sentiment d’adhésion à l’affirmation qui vient du fondateur d’ATD Quart-Monde, le Père Wresinski, selon laquelle la pauvreté tient d’un manque de famille, d’un manque de reconnaissance et de langage, si j’ai bien compris en tout cas. Mais ça veut dire quoi ? C’est que ce qui manque, avant que ne manquent les moyens économiques et financiers d’exister, donc matériels, c’est quelque chose qui tient de l’immatériel, de la reconnaissance et de l’appartenance à un monde. Ce qui rend la chose encore plus grave, je crois, que ce que vous évoquiez, parce que le vrai pauvre n’a pas même les moyens de se supposer le moyen spirituel ou non matériel, en tout cas, d’être reconnu, d’être avec les autres. Et c’est en ceci je pense, qu’on enclenche un processus extraordinairement vertueux, en parvenant à laisser entendre au plus misérable que lui ou elle aussi est attendu comme donnant quelque chose, parce qu’on le met, dans ce cas là d’emblée, dans le monde de ceux qui peuvent. De facto, il ou elle est alors sorti de la misère, quand bien même trois mots ne suffisent pas pour confirmer un mouvement, une hypothèse, etc.

Il y a un énorme travail de confiance à redonner. Mais je crois que la très grande pauvreté se caractérise par le fait que manque le matériel, mais aussi, voire fondamentalement en effet, quelque chose d’immatériel, qui s’appelle la reconnaissance, la capacité de langage, la relation – peut-être d’abord familiale –, le lien, au minimum. Et ceci est en cohérence totale avec ce que vous évoquiez, mais je crois plus en amont, par rapport à ce manque. C’est un peu le manque des handicapés qui, dans l’autocensure internalisée, intériorisée, se présupposent de l’incompétence avant une capacité d’interagir comme tout le monde. Et il faut cultiver la capacité d’auto-reconnaissance, mais qui passe par la médiation des autres, dans ces cas-là, pour dépasser la dépréciation ou disqualification personnelle. C’est de la pauvreté, de ce point de vue là, le handicap. Et du coup le mot de pauvreté se décline en toutes sortes de…, n’est-ce pas? Et on peut être très riche et mis affreusement pauvre, n’est-ce pas? Très riche matériellement et extraordinairement pauvre.

C’est un propos qui a une forte résonance spirituelle. Quel rapport feriez-vous entre la spiritualité et l’éthique ?

J’ai beaucoup fréquenté le terme d’esprit dans la pensée de Hegel, mais qui n’est pas nécessairement la façon dont vous l’employez, ou dont l’emploie le christianisme, qui m’en encombre un peu l’esprit en terme de sens, et à supposer que je l’ai comprise. Mais du coup je me débarrasserais volontiers du mot en renvoyant à une chose, qui est, puisque vous me faites l’honneur de croire qu’il y a de la spiritualité dans ce que, au fond, dans ce dont je tente de témoigner. Moi je dirais volontiers seulement – j’en fais la confidence ici – : j’ai souffert de défaillances qui m’ont toujours beaucoup forcé à continuer. Des défaillances physiques. Et qui m’ont…, il fallait que je me force, ou alors je ne faisais rien. Il fallait, comment peut-on dire, que je suragisse, sinon je n’agissais pas. Et ce supplément d’efforts est peut-être devenu un supplément d’âme, je n’en sais rien, mais c’est... En tout cas c’était un supplément d’efforts et de persistance et j’ai eu beaucoup de chance, j’ai eu beaucoup de chance. Autrement dit, ce que je veux dire c’est que je suis maintenant dans une fonction professionnelle, dans un travail que j’apprécie beaucoup, pour lequel j’ai un très grand respect et qui, du point de vue social, est confortable et posé. Et donc, on peut croire de l’extérieur que tout a été simple, et tout a été simple parce que j’ai eu beaucoup de chance, mais c’était toujours de justesse. Ça, je le dis sans emphase. C’était toujours de justesse. Et le fait que tout soit toujours demeuré de justesse a alimenté une forme d’acuité et d’attention, qui peut-être renvoie à ce que vous appelez la spiritualité.

Et quand bien même il y aurait de la réalité, et en tout cas de l’apparence mais de la réalité de confort, il y a sans cesse – j’aime bien cette expression, je ne l’avais pas préméditée – l’aiguillon, qui peut-être renvoie à celui de Socrate, qui fait qu’on n’est jamais posé. Et j’aime beaucoup cette expression d’Aragon, extraordinairement belle, dans un poème dont l’humeur globale est peut-être plus désespérée qu’autre chose, mais je ne suis pas sûr cependant : « Mais rien n’est jamais acquis à l’homme, ni sa force, ni sa faiblesse. » Je trouve remarquable cette expression, si elle est un peu méditée. Ni la force n’est acquise, donc l’arrogance est absurde, ni la faiblesse, donc le désespoir est tout aussi absurde. Ce qui revient à ma proposition qui est qu’il faut essayer de ne pas avoir peur.

Est-ce que vous voyez une articulation possible entre le fait d’essayer de vivre d’une manière éthique et la chance qu’on peut avoir dans sa vie ?

Pas immédiatement ; donc je vais vous dire ce que j’évoque quand je parle de chance, c’est que des gens m’ont fait confiance – parfois sans même que je m’en aperçoive – et je me suis rendu compte soudain que j’étais propulsé dans des lieux où j’ai, où j’étais très heureux d’être et où j’avais voulu être, mais j’y ai été mis parce que tôt ou tard quelqu’un a eu confiance. Je dois beaucoup à trois, quatre personnes qui ont eu confiance, alors que je ne demandais rien.

Mais vous ne faites que décaler ma question : qu’est-ce qui a généré cette confiance ?

Ah ! Ça, je n’en sais rien, je n’en sais rien. Je peux expliciter que cette âpreté physique dont je pâtis, en particulier s’exprime par le fait que je voie mal et peut-être l’écart entre la réelle difficulté, très réelle, de vue, et malgré tout la ténacité, a provoqué de la confiance dans le regard qu’on a porté sur ce dont j’étais capable. Et une forme d’attention particulière. Mais je ne crois pas que ça s’épuise dans la question de cette difficulté visuelle. Mais en tout cas, de facto, j’ai eu beaucoup de chance parce que, sur mon chemin, je m’en rends compte, comme ça, des personnes de loin en loin m’ont fait de la place. Et je leur suis très profondément – mais c’est sans bord ça –, absolument reconnaissant. Je n’aurai parfois pas l’occasion de le leur dire parce qu’elles ont quitté ce monde, mais je suis absolument reconnaissant envers ces personnes, et c’est comme si je leur devais de continuer à essayer d’être heureux.

J’aime beaucoup cette expression du philosophe Éric Weil, pour qui le premier devoir, dans son ouvrage de philosophie morale, est d’être heureux. Devoir ! Et ceci a beaucoup stupéfait les correcteurs du livre, lors de sa première préparation, publication. Des philosophes, plus tard devenus célèbres, qui étaient correcteurs à l’époque, jeunes, disaient : ce n’est pas possible, il s’est trompé. Non, non. Le premier devoir est d’être heureux.

Entretien réalisé le 8 décembre 2008

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