Bernard Stiegler – sensibilisation à l’éthique

Transcription de la vidéo

Qu’est-ce qui vous a amené au questionnement sur l’éthique ?

Vous vouliez que je parle de comment je me suis retrouvé à me poser ce genre de questions. Eh bien, je me suis retrouvé dans une situation de totale solitude, face à des questions de ce type. Car finalement, la question éthique, c’est d’abord « Que faire ? » En général aujourd’hui quand on dit : « Que faire ? », on entend question révolutionnaire, politique… Non. « Que faire ? » c’est d’abord une question éthique. Qu’est ce que je fais, face à une situation quand personne n’est là pour m’expliquer, à ma place, ce que je dois faire. C’est ça, la question éthique.

Effectivement, je me suis retrouvé confronté à une situation assez radicale de ce point de vue-là, puisque je me suis retrouvé en prison pour quelques années. Et là, la question qui s’est posée à moi c’est : « Que faire pour rester digne ? » Parce qu’il y a des situations dans lesquelles cela n’est pas facile de rester digne. Il y a bien pire que la situation de la prison que j’ai connue moi, parce que les prisons d’aujourd’hui, ce sont des machines à produire de l’indignité, je tiens à le dire. C’est inadmissible d’un point de vue éthique, parce que c’est une machine à broyer des individus et à faire que, quand ils sortent, ils sont encore pires que lorsqu’ils sont entrés. Il m’arrive souvent, il m’est arrivé plusieurs fois en tout cas, de dire que finalement ça a été une chance, pour moi, la prison. Cela a été une chance, comme un moine pourrait dire : « Ça a été une chance pour moi d’être pauvre.» Je ne suis pas religieux du tout, je le redis, et je ne suis pas un mystique, du tout. Mais je crois à la vertu du dépouillement. Et l’éthique a beaucoup à voir avec la question du dépouillement. Quoiqu’il en soit, je me suis retrouvé dans une telle situation, et je me suis retrouvé face à cette question : « Comment rester digne ? »

La prison est quelque chose qui tire, dans tous les cas, vers la tentation, si je puis dire, c’est un mot que je ne crains pas, même si c’est un mot qui vient du christianisme ou du monothéisme, beaucoup du christianisme : la tentation de sombrer dans l’indignité. Comment arriver à se maintenir un peu au-dessus du niveau du sol quand on n’a plus rien pour s’appuyer dessus ? Parce que dans la vie quotidienne on a des choses qui nous aident à cela. Tout à l’heure, vous êtes arrivé, nous nous sommes salués, nous nous sommes souhaité une bonne année, ce sont des conventions sociales qui nous aident à être des gens civils, même quand on est de très mauvaise humeur, très mal élevé, etc. Il y a des règles, on les respecte, et on dissimule finalement le caractère indigne des sentiments qui nous habitent à ce moment-là. Finalement, ces sentiments passent, et on retourne à la dignité, sans que personne ne se soit aperçu qu’on n’était vraiment pas très digne. C’est à cela que sert la morale. Ou disons plus généralement la civilité, parce que morale, je n’aime pas trop ce mot-là. La civilité, ce qui d’ailleurs est plus compliqué que la morale.

Cela étant, je me suis retrouvé comme cela, dans une situation où ça n’était pas évident, parce que quand vous êtes sans aucun milieu social… Qu’est ce que c’est qu’une prison ? C’est un milieu asocial, ce qu’on appelle « le milieu carcéral ». Il n’y a pas de société. Qu’est ce c’est qu’une société ? C’est un ensemble, un groupement humain où l’on peut se rencontrer, et dans les rencontres entre les êtres humains se produisent des inventions, des échanges. Par exemple, je m’habille comme ça aujourd’hui, et vous, vous êtes habillé différemment, et on produit par notre diversité quelque chose qui se transforme, qui devient la culture d’un groupe humain, etc. Et on existe, on est regardé par les autres, reconnu par eux, on a une reconnaissance et une dignité justement. En prison, il n’y a pas de dignité, l’uniforme, pas d’objets propres, aucune intimité. Vous êtes privé de ça.

Alors comment rester digne quand vous êtes privé de ces éléments qui constituent le tissu de la dignité même ? C’est possible. Tout est toujours possible. Même à Auschwitz. Parce que si vous lisez Si c’est un homme, vous verrez que Primo Levi est revenu de là finalement peut-être plus digne qu’il ne l’était. Alors qu’Auschwitz était une terrible machine à rendre impossible, appelons cela quasiment le miracle de Primo Levi. Cela, d’où ça procède ? Je ne sais pas très bien. Je tiens à vous dire quand même que si en prison je m’en suis plutôt très bien sorti… Je ne suis pas le seul, j’en connais d’autres, y compris des détenus que j’ai retrouvés d’ailleurs toujours par hasard. J’en connais un certain nombre qui s’en sont finalement assez bien tirés, mais c’est quand même une toute petite minorité, l’écrasante majorité sont des gens broyés. Mais il y en a, quand même, qui s’en sortent. Je ne vais pas parler des autres, mais je vais parler de moi, les autres je ne vais pas parler à leur place.

Je vais quand même vous dire que tous ceux qui s’en sont tirés, c’est parce qu’ils avaient, avant d’aller en prison, acquis une ressource qui leur permettrait de s’en tirer après. Moi je m’en suis tiré parce que j’avais eu la chance d’avoir eu des parents qui m’avaient d’abord « bien élevé ». Ils se sont occupés de moi, tout simplement ! J’ai eu droit à l’affection de mon père, à l’affection de ma mère, l’affection de mes frères, de mes tantes, des oncles, etc. C’est très important. Donc je pensais qu’il y avait des gens capables d’aimer d’autres gens. Par ailleurs, j’avais beaucoup cultivé la lecture, l’écoute de la musique… Je suis d’une famille, au départ, très modeste, d’un milieu ouvrier, mais d’un milieu de gens qui croyaient beaucoup à la culture. Par exemple, j’étais abonné à La Guilde du Disque. Ça n’existe plus, mais quand j’étais petit, ça existait et, chaque mois, on recevait une symphonie de Schubert, une sonate de Mozart, enfin, un disque. Et bien que ma mère fût une secrétaire, qui ne travaillait pas quand on était petits parce qu’elle élevait ses enfants, elle tenait à ce que je connaisse la musique classique. J’avais aussi L’Histoire générale de l’art. Et puis j’avais des amis. J’avais un rapport à la lecture ; et ce qui m’a sauvé, en réalité en prison, c’est l’amour de la lecture.

Entretien réalisé le 11 janvier 2008

Les commentaires sont fermés.