Stéphane Diagana – transmission

Transcription de la vidéo

Pensez-vous qu’il y a un décalage entre le sport amateur et le niveau professionnel dans ce que transmettent les éducateurs en matière d’éthique ?

En fait je crois que si les bases sont bien posées au départ, l’éthique peut survivre aux enjeux du professionnalisme, mais il faut des bases solides d’éducation. Je me souviens toujours du débat qu’il y a eu après l’affaire de Knysna. Vous vous souvenez, c’était la Coupe du Monde en Afrique du Sud avec l’Équipe de France : on a senti que le football amateur voulait se saisir de cette opportunité, qui montrait une vraie faillite du football professionnel, pour reprendre un peu le pouvoir dans la Fédération française de football, en accusant le football professionnel de tous les maux.

Un de mes fils joue au football, je suis déjà allé sur les terrains et je dirais que le ver est dans la pomme très tôt si on ne fait pas le nécessaire. Il y a de très bons éducateurs, mais si on ne fait pas le nécessaire pour corriger certains comportements, ils ne font que se renforcer au fur et à mesure. Prenons un jeune qui se comporte mal, mais qui est très bon. Si, parce que le résultat prime à ce niveau déjà, vous validez des comportements qui sont inappropriés, déviants, pas de bons comportements, vous allez lui donner un blanc-seing et il va se dire : « Tant que je suis bon je peux me comporter mal. » Au fur et à mesure ça va se renforcer et finalement ça va le limiter dans sa carrière, parce que ce comportement, cette inaptitude à être dans la bonne relation avec les autres, dans un sport d’équipe en particulier, ça va de toute façon le limiter. On voit bien qu’il y a des joueurs qui sont très talentueux, mais qui ont visiblement eu ce comportement très tôt, que l’on a laissé faire et que l’on a même validé en disant : « Tu peux te permettre ça parce que tu es bon » - implicitement c’est le message qu’on envoie -, mais ça les limite dans leur carrière. De toute façon on ne leur rend pas service.

Donc ce n’est pas incompatible et au contraire je pense que ça fait partie du bagage que l’on doit donner à un joueur, si on veut qu’il puisse s’exprimer au plus haut niveau. Savoir exprimer ses qualités individuelles, mais savoir s’inscrire dans un collectif avec des règles de comportement vis-à-vis de l’arbitre, vis-à-vis de ses partenaires, qui sont adaptées. Il y a une responsabilité très tôt. Plus tard, récupérer en professionnel des comportements qui ne sont pas les bons et qui se sont installés pendant dix ans, c’est très difficile. Il y a donc une responsabilité de tous, mais aussi du sport amateur.

Le souci éthique devrait-il être de plus en plus intégré dans la formation des formateurs ?

Je pense que ce sujet n’est pas assez institutionnalisé et pris en compte dans les formations, en posant tout simplement la question : « La performance, à quel prix ? Qu’est-ce que l’on veut ? Quel est notre mission ? Quel est le sens ? » Parfois, effectivement, la performance peut prendre le pas, et si ce n’est pas assez institutionnalisé ça va dépendre des individus, de leur parcours de vie, de leur éducation. Il faut un entraîneur qui ait cette dimension en tête, et j’ai eu la chance d’avoir eu un entraîneur, qui était à l’INSEP, l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance, dans le Bois de Vincennes. Détaché par le ministère de l’Éducation nationale auprès de la Fédération dans un centre de haut niveau, la mission est claire : amener les athlètes à la performance. C’est un centre qui a été voulu par le Général de Gaulle, parce que dans les années soixante il y a eu les Jeux de Rome, catastrophe, donc Maurice Herzog, son ministre, a réfléchi pour adopter un système à même de remettre la France à sa place, en tous cas la place espérée sur la scène internationale, en pleine période de guerre froide, avec les enjeux que pouvait représenter le sport à ce moment-là. J’arrivais donc clairement dans une structure de performance, mais j’ai eu un entraîneur qui a eu le sens de dire : « J’ai la responsabilité d’accueillir de jeunes athlètes pour qu’ils soient performants ; je n’ai pas la certitude qu’ils y arrivent, que ce soit par la limite de mes compétences ou par la limite des leurs, ou la combinaison des deux, donc il faut aussi que je puisse leur permettre un avenir, donc qu’ils puissent se former. » Il était aussi convaincu que c’était un plus pendant la carrière, parce que ça ouvrait des horizons, ça ouvrait culturellement et ça amenait – il croyait beaucoup à la fertilisation croisée –, ça amenait des choses que j’apprenais en cours et qui pouvaient peut-être me donner une certaine sérénité, m’apporter des choses, peut-être intangibles, mais des choses qui pouvaient conduire à la performance. Donc j’ai eu la chance d’avoir un entraîneur qui avait cette éthique de la responsabilité. Pour d’autres, dans la même situation, c’était : « Moi c’est performance et c’est tout.

Ma vision de la performance c’est d’utiliser au maximum le sportif et après, advienne que pourra ! » Malheureusement, on est encore je crois dans cette situation-là. Même si le ministère, dans les textes sur le haut-niveau, met le double-projet (le projet de vie global qui inclue la formation et l’après avec le projet de performance sportive), on n’est pas assez aujourd’hui à rappeler ça aux éducateurs, aux entraîneurs, et à le mettre dans les formations et à l’inscrire vraiment plus fortement dans le modèle de performance que l’on veut avoir en France.

Il y a les jeux de 2024 qui arrivent, on parle de vouloir doubler le nombre de médailles. Je dis : « Oui !, mais dans quel système ? » Dans un système chinois/ouest-allemand, ou dans un système plus responsable, qui sera aussi plus attractif ? Parce que même si j’aime le sport, si on dit à mes enfants qu’il faut arrêter les études à quatorze ans, je dirais « non ! », parce que je crois qu’il y a un risque social, en France. Si on était en Chine, si on était au Kenya, où le sport est une telle opportunité et où le risque est plus faible par rapport au bénéfice potentiel, je dirais « vas-y, fonce ! » Mais en France, le déclassement social peut arriver très vite ; on sait la place du diplôme et de la formation. Donc je dis : « Non ! Je veux bien si au moins vous l’accompagnez jusqu’à tel niveau. » Il y aurait une attractivité plus forte – parce que je pense que je ne suis pas le seul parent, il y a de nombreux parents qui peuvent se poser les mêmes questions – si on affirmait un double-projet et que dans les formations des coachs c’était clair et net que c’est comme ça qu’on devrait y arriver. Ce n’est pas facile. Je connais des coachs qui étaient très engagés sur ce sujet, mais qui maintenant se disent : « Oui mais, face à d’autre pays où les gens suivent à 100%, ou dans des pays où les systèmes universitaires sont beaucoup plus favorables à la pratique du sport – je pense aux États-Unis notamment –, chez nous c’est presque mission impossible, il n’y a pas assez d’aménagements ». Ils ont tendance à dire : « Ce n’est plus possible aujourd’hui et il faut que les gamins arrêtent les études à quinze ou seize ans. »

Ce n’est pas ma vision des choses, mais par contre il faut se donner les moyens pour qu’une vision plus responsable du haut niveau puisse se faire. Même pour des sports comme le football ce serait tout à fait possible si on le voulait, mais il n’y a pas de volonté. Parfois je me dis : « Est-ce parce qu’un joueur moins éduqué est plus facilement manipulable, que ce soit par un club ou par un agent ? » Parfois je me pose la question et ce n’est pas simple, parce que le temps et l’argent, ce n’est pas un problème pour pouvoir aménager des études et des parcours de formation. Mais voilà…

Pensez-vous qu’un sportif de haut-niveau a une responsabilité éthique également en dehors du terrain ? Dans sa communication médiatique…

Il doit être conscient du pouvoir qu’il a, c’est certain. Quand vous êtes Cristiano Ronaldo et que vous êtes la personne au monde la plus suivie sur les réseaux sociaux, que la moyenne d’âge des gens qui vous suivent est assez jeune, c’est une opportunité formidable pour faire passer de bons messages. On doit avoir cette conscience, on doit donner du sens. C’est un pouvoir énorme, c’est dommage de passer à côté et il faut espérer que les gens qui ont ce pouvoir passent les bons messages, parce qu’ils ont une influence forte. La responsabilité de l’utiliser ou pas revient à chacun, mais si on l’utilise il faut avoir conscience du poids, de l’impact, et se demander : « Est-ce que je pourrais donner un peu plus de sens à mon quotidien, à ma pratique, par ce biais-là ? »

J’ai l’habitude de dire que j’ai passé un bon bout de ma vie à m’entraîner des heures et des heures pour partir d’un point et revenir au même point, avec dix haies espacées de 35 mètres, et j’ai passé du temps, et ça n’a aucun sens. En soi ça n’a aucun sens. Passer sa vie à faire ça ne sert à rien au quotidien. Par contre, ça m’a permis d’apprendre beaucoup de choses sur moi, ça m’a permis de véhiculer aussi beaucoup et j’ai des témoignages qui vont dans ce sens, parce qu’il y a une dimension symbolique du sport : de tomber, de se relever. Et ça m’a permis aussi d’apprendre dans mon rapport à l’autre. Finalement, le plus important au quotidien c’est ça. Quand on fait du sport, même si on y prend beaucoup de plaisir, même si c’est un jeu, il ne faut pas oublier le plus important : que ça nous serve pour après, que ça nous serve à faire passer des idées. On a cette chance quand on est sportif, on a une audience et il faut essayer de s’en servir pour amener des messages positifs. […..]

L’histoire en elle-même raconte quelque chose. J’ai été blessé en 1996, l’année des Jeux d’Atlanta. C’était le moment le plus difficile de ma carrière, c’était vraiment l’année où je pouvais être champion olympique et j’ai été champion du monde l’année d’après. Je me souviens que j’ai reçu un courrier d’une personne qui disait : « Vous ne pouvez pas savoir comme ça m’a aidé, j’ai eu un cancer, j’étais dans une phase difficile et en vous voyant je me suis dit qu’il ne faut pas désespérer, il faut toujours se battre ». Heureusement qu’on n’y pense pas et qu’on ne l’imagine pas quand on court, mais les gens vont faire des transferts et c’est ce qui donne du sens. On est finalement loin de ce tour de piste, on ne le fait pas pour ça mais heureusement que ça a du sens, sinon on deviendrait fou.

Vous avez un jeune devant vous qui veut devenir sportif. Que lui dites-vous ?

Je lui dis : « Fais-le pour les bonnes raisons ! Fais-le pour ce que tu as là, plus que là encore, pour ce qui te fait vibrer, mais fais-le pour les bonnes raisons ! Fais-le pour le parcours, pour l’aventure, pour la quête, et pas forcément pour…, pour un titre, bien sûr, pourquoi pas ? Pour devenir champion du monde. Mais pour le devenir, pas pour l’être. Pour devenir champion du monde ou champion olympique, pas pour l’être, champion du monde ou champion olympique.  Parce que l’enrichissement est sur le parcours souvent. On est des chercheurs d’or, oui, mais à la différence que, si on s’y prend bien, on s’enrichit beaucoup plus en chemin qu’à l’arrivée, même si à l’arrivée, on ne peut rien trouver. » Voilà, c’est ce que je lui conseillerais, et là il ne perdra jamais son temps et il ne sera jamais frustré.

Entretien réalisé le 28 janvier 2020

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