Jean-Claude Casadesus – éthique et musique

Transcription de la vidéo

Quel lien faites-vous entre l’éthique et la musique ?

Je vais plutôt vous répondre par des réflexions que je me suis faites sur la musique. D’abord, qu’est-ce que c’est que ma devise ? Ma devise, c’est « Servir, oser, transmettre et obtenir ». Servir, c’est servir les grands textes. Et qu’est-ce que l’éthique en musique ? Je pense que c’est servir la musique et non pas s’en servir, ce qui malheureusement guette parfois des esprits un peu mégalomanes, ça peut arriver. Oser, c’est s’autoriser quelques transgressions positives, avec toute la modestie qu’impose ce mot. Et transmettre, ça aussi je crois que ça fait partie de l’éthique. Transmettre, c’est essayer justement de communiquer une conception lorsqu’il s’agit des musiciens, transmettre son idéal et ses utopies en ce qui concerne des auditoires divers, à commencer par les enfants, essayer de contribuer à créer des désirs, parce que quand on a un désir, surtout chez les jeunes et qu’on a envie de le réaliser, il faut aussi se donner les moyens qui passent par la rigueur, la discipline ; mais la rigueur et la discipline pour l’accomplissement d’un désir peuvent devenir volupté. Et obtenir, c’est en effet la quintessence de la transmission, de la conception, de la transgression, de servir ce à quoi on croit et de faire en sorte que les gens avec qui on communique ressentent la même chose.

Mais je me suis posé un certain nombre de questions lorsque j’ai abordé ce métier, qui est plus un état qu’un métier, une philosophie, un destin parfois : quelle est la place, la fonction et la nécessité d’un artiste dans notre société aujourd’hui ? Je crois qu’elle passe par le partage de ce qu’il a reçu, de ce qui fait son humus quotidien, qui est l’expression de sa sensibilité, et aussi la communication avec un monde imaginaire qui permet des évasions parfois d’une extrême poésie. La musique c’est un univers. C’est un univers dont beaucoup de gens n’ont pas toujours la conscience, en se disant : « Ça n’est pas pour nous ». Donc il faut tout faire pour essayer de réduire les distances. Est-ce que ça fait partie de l’éthique ? En tout cas je crois que ça fait partie de ce qui doit correspondre à ce qu’on pourrait appeler un comportement citoyen. C’est-à-dire que nous ne pourrions pas vivre sans subvention, par exemple, or qu’est-ce qui a motivé mon parcours ? Un projet, une éthique et la durée. Le projet, c’était de pouvoir être associé à un grand dessein culturel dans une région que j’ai découverte, de quatre millions d’habitants, qui est la plus jeune de France, qui n’avait pas de vie symphonique.

L’éthique c’est : nous avons une noble mission de service public, nous ne pourrions pas vivre sans subventions, donc la question est de savoir si notre action va profiter à la collectivité. Moralement, je crois que c’est une question qu’on doit se poser. Et la durée, c’est évidemment le paramètre sans lequel ni le projet, ni l’éthique ne pourraient se développer. En plus, il y a la nécessité de la transmission. Je crois qu’on est comptable des dons que l’on a reçus, face à la société qui attend de chaque individu qu’il soit utile à cette société. On doit apporter sa pierre à l’édifice collectif, me semble t-il.

Et puis c’est le respect. Je crois qu’il n’y a pas d’éthique sans respect, ni sans dignité ; sans respect de la dignité de l’autre. Je ne suis pas le Samu social mais comme vous le savez, je tiens à offrir chaque année des concerts dans des lieux d’enfermement, de souffrance. La réflexion qui le plus communément revient c’est :« Vous nous avez respectés », parce qu’on est allé en effet jouer dans l’atelier de menuiserie de la prison tous les ans, en habit, et avec le même comportement que dans une salle comme le Musikverein de Vienne ou le Concertgebouw d’Amsterdam. C’est-à-dire que l’éthique c’est, je vous l’ai dit, ne pas se servir de la musique mais la servir, mais c’est aussi servir les publics, quels qu’ils soient et sans aucune désinvolture. C’est-à-dire que la personne la plus défavorisée a droit à la qualité la meilleure, comme le mélomane le plus averti.

Comment définiriez-vous l’éthique de l’interprète ?

Quand on parle d’éthique, on parle de comportement. Par exemple, la personne la plus favorisée comme la plus démunie sont égales devant l’émotion, sont égales devant la mort aussi. Réduire la distance, c’est permettre à ceux qui croient être exclus d’une approche artistique en disant « Ça n’est pas pour nous ! » Dans mon livre, j’ai consacré un chapitre à cette réflexion que m’avait faite un chauffeur de taxi qui me conduisait à l’Opéra de Paris. Il m’a dit : « Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? » Et je lui ai dit : « Je suis chef d’orchestre, je vais diriger un opéra. » Il m’a dit : « Ça, c’est pas pour nous ! » Et je me suis juré que je ferai tout pour que ça le devienne. J’ai été guidé dans cette démarche par cette phrase de Malraux qui m’a beaucoup interpellé : « On peut être tenté d’aimer que le mot art puisse donner à des gens le sens de la grandeur qu’ils ignorent en eux. » Et rien n’est plus beau que l’émotion partagée dans l’œil de l’autre, de quelqu’un qui découvre l’univers que vous avez voulu lui faire partager et qui tout d’un coup est, au fond, ravi, au sens étymologique du terme où on est arraché à son propre univers.

Donc voilà, ce sont quelques réflexions qui viennent, mais après le long travail, la longue démarche d’approfondissement personnel. On ne peut aborder une œuvre sans conception, on ne peut pas ne pas avoir totalement ingéré la pensée du compositeur en essayant d’en être digne. Aussi, l’éthique d’un interprète c’est de se dire : « Je dois ne pas trahir une pensée ; je dois la faire mienne mais sans me substituer à celle que je dois transmettre. » On ne peut pas aborder une œuvre sans conception non plus. La marge de liberté est assez étroite, mais à travers le filtre de l’interprète, le filtre de l’être humain qui essaye de communiquer quelque chose, c’est justement d’être dans une vérité, de donner du sens à une démarche. Pour être un bon interprète musicalement, et en tout cas bien traduire une conception, il faut devenir l’instrument, devenir la note et l’entendre avant qu’elle ne soit jouée, donc se mettre à la place de celui qui va jouer et essayer de rentrer en empathie avec sa propre interprétation.

Je crois que l’éthique humaine aussi doit permettre de rentrer en connivence avec la pensée de la personne soit qu’on veut aider, soit qu’on veut convaincre, soit avec laquelle on veut établir un lien qui ne soit pas robotique ni mécanique. Et puis, la fonction d’un artiste aujourd’hui, c’est ce que je vous disais au début de notre entretien, passe par la réflexion : « À quoi est-ce que je sers ? Est-ce que je sers à quelque chose ? Quelle est ma nécessité, ma place ? » Très probablement, par en effet ce lien qu’on peut établir avec un auditeur qui ne s’y attend pas et qui ressent comme un hommage rendu à sa dignité, surtout s’il est pauvre, démuni ou inculte, qu’un artiste digne de ce nom lui tende la main. Ça passe aussi par le regard, je crois, l’éthique. C’est-à-dire le respect de l’autre.

Est-ce qu’il vous semble que la musique peut véhiculer des valeurs éthiques ?

La musique en elle-même n’est pas… Il y a des poèmes symphoniques qui traduisent des grandes idées, de la même façon que des grands tableaux traduisent…, des tableaux de Jéricho ou de David, des peintres de grands hommes, des peintres de grands sentiments. La musique, ça s’adresse à l’imaginaire. Il y a de la musique pure, il y a de la musique sans programme, il y a de la musique à programme. Vous avez des opéras – alors là il y a le texte, et la musique est en connivence avec le texte et le souligne –, vous avez des grandes œuvres symphoniques qui existent en tant que telles et qui n’ont pas besoin d’ornements littéraires ou poétiques : elles se suffisent à elles-mêmes. Et puis vous avez Beethoven qui écrit la Troisième Symphonie en hommage à Bonaparte et qui biffe la dédicace quand Bonaparte se couronne empereur, parce que son éthique personnelle ne correspond pas à ce qu’il estime être une trahison de son héros. Mais c’est toujours l’expression d’un sentiment profond et personnel, la musique.

Vous avez aussi des écrivains qui sont maudits et qui ont un talent gigantesque, et vous avez  des musiciens qui peuvent être des forbans et qui sont des artistes merveilleux. C’est un mystère. Il y a un mystère, heureusement, de la relation à l’art, au comportement humain, et comme disait Cocteau : « Puisque ce mystère nous échappe, feignons d’en être les organisateurs.» La Neuvième de Beethoven, par exemple, traduit un idéal de fraternité : « Mes frères, réunissons-nous, et chantons à la gloire du monde ! » C’est vrai que des œuvres de Mozart recèlent des messages. Par contre, des œuvres de Bruckner c’est de la musique pure, c’est de la musique d’un grand organiste qui a écrit pour un grand orchestre. Mahler est un compositeur de l’affect, qui est un peu pour moi le Stefan Zweig de la musique, qui est vraiment le chantre du monde d’hier, la nostalgie d’un passé. Il aurait été heureux avec un regard tourné vers la Mitteleuropa, un regard tourné vers les grands bouleversements qui ont chaviré le XXème siècle, avec une nostalgie… d’une calèche qui s’en va derrière vous, qui passe devant chez Demel, qui s’éloigne et qui en même temps, à travers la musique, vous permet de traduire des sentiments improbables ou poétiques.

À votre avis, l’émotion musicale peut-elle aider à ouvrir des champs de conscience qui nous rapprocheraient de l’Autre ?

C’est une question très complexe, parce qu’on dit que la musique adoucit les mœurs et puis on a aussi des exemples de brutes barbares qui étaient fondus devant la musique. Ça aussi c’est un mystère. Vous aviez des nazis sanguinaires qui tout à coup jouaient la Sonate au Clair de Lune de Beethoven et puis brûlaient des juifs. Alors je serai très modeste et très prudent dans cette réponse, mais je pense que dans toute grande musique, si l’on peut dire, dans toute musique faite avec une vraie nécessité, il y a une part de spiritualité. Je pense que la musique est le chemin le plus court vers la spiritualité la plus élevée. Mais hélas, ça peut déboucher aussi sur un vide humain et il y a des questions sans réponses. Mais la musique bouleverse, la musique peut transporter, la musique est une planète magique, une seule note peut tout d’un coup donner à un environnement une densité qu’on n’imaginait pas. Il y a d’abord le silence, la musique commence avec le silence, et dans le silence il y a parfois une charge d’émotion inouïe.

Je suis en train de diriger un ouvrage merveilleux qui est Dialogues des Carmélites de Poulenc, d’après l’œuvre de Bernanos, et vous avez des moments où le silence devient totalement musique. Le public n’ose pas bouger, chacun est en lévitation émotionnelle. La musique a ce pouvoir extraordinaire, en s’adressant uniquement à votre cœur et à votre imaginaire, de vous mettre en état de suspension, mais hélas, il y a l’avant et l’après. En tout cas, le « pendant » vous rend meilleur, ça j’en suis sûr !

Entretien réalisé le 17 mars 2008

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