Laure Adler – éthique et vie professionnelle

Transcription de la vidéo

Pouvez-vous nous parler d’un problème éthique rencontré au cours de votre vie professionnelle ?

Oui, je peux prendre deux exemples très différents. Il faut ajouter, pour que les choses soient concrètement compréhensibles, que ça se passe dans une chaîne de radio qui s’appelle France Culture ; je n’ai rien à cacher. C’est une chaîne de radio très particulière pour moi, parce que j’y ai commencé ma vie professionnelle à l’âge de dix-neuf ans et que je suis rentrée par la petite porte, même pas comme secrétaire, même pas comme dactylo, mais comme sous-dactylo, en faisant croire que je savais taper à la machine alors que je tapais avec trois doigts. Je suis donc rentrée dans cette chaîne très jeune, ne sachant rien, et j’ai franchi petit à petit les échelons. Ceci pour comprendre le contexte général.

Mais je reviens aux deux cas particuliers : j’avais une amie qui travaillait dans le personnel administratif et qui, petit à petit, pour des raisons morales, psychologiques, personnelles et amoureuses, a commencé à boire et est devenue alcoolique. J’ai essayé de lui faire comprendre qu’il fallait qu’elle se sorte de cette ornière et que ça posait des tas de problèmes, y compris au bureau, parce que ses crises d’alcoolisme revêtaient un caractère de violence. Elle disait des choses très méchantes, qui blessaient beaucoup les gens, etc. Et forte de mon amitié, j’ai essayé de la faire suivre : il y a un médecin à Radio France, il y a des possibilités aussi de suivre des associations comme les Alcooliques Anonymes, où je connaissais des gens. Bref, j’ai tout essayé au nom de cette amitié et au nom aussi de mes responsabilités. Mais j’ai complètement échoué. Et ça, ça m’a fait très mal, parce que cette femme est morte de cet alcoolisme. Ça été pour moi une défaite terrible, parce que je pensais pouvoir conjuguer à la fois l’amitié et l’écoute, et avoir la possibilité de la mettre sur des chemins où peut-être d’autres que moi ne l’auraient pas forcément mise.

Et l’autre exemple ?

L’autre situation est beaucoup plus professionnelle, mais en même temps très douloureuse aussi du point de vue éthique. Il y avait un collègue qui faisait de l’antenne, qui était à la radio, qui prenait le micro, et qui, petit à petit, sans qu’on ose le lui dire, a commencé à être atteint de cette fameuse maladie d’Alzheimer. Il ne pouvait pas continuer à tenir ses entretiens, il ne s’en rendait pas compte et personne n’osait le lui dire. Il a fallu que je lui dise, il a fallu que je lui fasse comprendre, il a fallu aussi qu’il se fasse accompagner par un médecin, mais il n’a pas voulu me croire, n’a pas voulu me comprendre, n’a pas voulu entendre. Là aussi ça a été un échec, parce qu’un jour il a été obligé d’être hospitalisé de toute urgence.

Votre décision de démissionner de votre poste de directrice de France Culture a-t-elle été liée à des problèmess d’ordre éthique ?

Je considère qu’être directrice d’une chaîne n’est pas un métier ; c’est un statut temporaire. De la même manière, j’étais conseillère culturelle d’un président de la République. Ce n’est pas un métier, c’est un statut temporaire. Mon métier c’est d’être journaliste, donc ça faisait aussi partie des raisons de démissionner. Je voulais revenir à mon métier. Une autre des raisons c’est que, durant ces sept années et demie où j’ai exercé cette fonction, j’ai subi beaucoup de violences.

Le jour où j’ai donné ma démission, quelques heures après je suis allée voir le PDG de Radio France. Je m’étais interdit d’intenter le moindre procès pendant les années où j‘étais directrice, mais j’ai dit au PDG de Radio France : « Je voudrais intenter un procès à tous les gens qui m’ont insultée, qui ont bafoué ma dignité, qui m’ont méprisée et qui m’ont traînée dans la boue. Je voulais vous en avertir. » Il m’a dit : « Vous ne gagnerez jamais votre procès. » Je lui ai dit : « Oui, je sais que j’ai très peu de chance de gagner mon procès » et il m’a dit : « Mais moi je me porte à vos côtés ». Je lui ai dit : « Je ne vous le demande pas ». Il m’a dit : « Non, mais je le fais ». Et nous sommes allés tous les deux, le PDG de Radio France, Jean-Paul Cluzel, et moi-même, voir une juge, parce que c’est une juge qui a hérité de notre dossier. Je me suis fait insulter par la juge la première fois où nous avons pris rendez-vous. Elle m’a dit : « Mais pourquoi avez- vous laissé passer sept ans et demi ? Iil fallait venir dès la première alerte. » Elle a monté le dossier, nous sommes passés en correctionnelle et nous avons gagné notre procès.

Quand on est sorti de l’audience avec le PDG de Radio France, je me suis dit : « C’est autant de gagné pour la cause des femmes ! » C’est autant de gagné. Mais par contre, autant il y a des journaux qui m’ont critiquée, qui m’ont violemment attaquée quand j’ai porté plainte contre ceux qui m’ont attaquée durant ces années-là, autant, quand on a gagné le procès, il n’y a pas même eu un entrefilet à ce sujet.

Qu’avez-vous tiré du point de vue éthique de cette expérience ?

Pour paraphraser la phrase de Nietzsche « Tout ce qui ne te tue pas te rend plus fort », ce n’est pas quand tout va bien qu’on arrive à trouver des pistes de questionnement. Je ne dis pas qu’il faut que tout aille mal tout le temps, non, je dis pas ça. Mais je trouve qu’effectivement, quand tout va mal, vous êtes obligé de trouver des solutions. D’abord vous vous questionnez beaucoup, ensuite vous êtes obligé d’affronter le réel et vous êtes bien obligé de trouver, au jour le jour, des solutions pour continuer.

Entretien réalisé le 1er octobre 2008

Les commentaires sont fermés.