Jean-Claude Guillebaud – éthique et effort

Transcription de la vidéo

Avoir un comportement éthique, cela implique des efforts. Qu’est-ce qui peut motiver quelqu’un à faire ces efforts ?

C’est tout simple, c’est : est-ce qu’il préfère ça ou la barbarie ? C’est-à-dire que les efforts qu’il fait, notamment dans le respect de l’autre, il est bien content que l’autre les fasse à son endroit. Vous voyez ce que je veux dire ? Et quel est le contraire d’une société avec un minimum d’éthique, ce qu’on a appelé la civilisation des mœurs ? Quel est le contraire de ça ? C’est la jungle, c’est la violence, c’est le chacun pour soi, c’est une dureté que, évidemment, personne n’a envie de vivre. Donc je pense que quand on réfléchit à l’éthique, il ne faut pas le faire de manière un peu boy-scout, avec de bonnes intentions. C’est fondateur de notre vivre ensemble. On ne le fait pas pour être gentil, on le fait parce que c’est la condition même de notre vivre ensemble. Regardez ce qui se passe dans les sociétés – et Dieu sait si j’en ai vu dans mon métier ! – où tout d’un coup l’État n’est plus là, où il n’y a plus de lois, où il n’y a plus d’État de droit, où règnent les mafias, la violence, la puissance ! Regardez les rues de Bagdad en ce moment ! Regardez ce qui se passe dans certaines de nos banlieues qui sont sorties de l’État de droit, c’est-à-dire où il n’y a plus ni éthique, ni même réglementation minimale du vivre ensemble !

Dans une société comme la nôtre, relativement organisée du point de vue du droit, de la morale, le spectre de la barbarie est-il une dimension suffisamment motivante pour s’orienter vers plus d’éthique ?

Votre question n’est peut être pas motivante pour les gens, mais pour moi elle l’est beaucoup. Pourquoi ? Parce que mon métier m’a confronté, pendant des années et des années, à des situations qui m’ont montré que le vernis de civilisation qu’il y a sur la paix dans nos sociétés est très mince. Il est tout petit et peut craquer beaucoup plus facilement qu’on l’imagine.

Je prends cet exemple : quand nous avons couvert la guerre civile au Liban, qui a duré dix sept ans. J’ai couvert les huit premières années de cette guerre qui a commencé en 1975 ; de 75 à 83, les huit premières années qui ont été sans doute les plus terribles. Dans une ville comme Beyrouth, qui ressemblait à Nice ou à Montpellier : Beyrouth c’est une ville moderne ; les Libanais lisaient les mêmes livres que nous, ils étaient abonnés au Monde Diplomatique, ils regardaient les films de Truffaut, ils étaient très proches de nous, vous voyez ce que je veux dire ? Et de voir que dans une ville moderne comme cela la barbarie peut tout d’un coup jaillir, en quelques semaines ! Et que tout d’un coup on peut voir un passage à l’acte qui peut toucher n’importe qui et qui peut transformer le brave commerçant du coin en l’assassin de son voisin avec lequel il jouait aux cartes la veille!

Et ça, nous en parlions beaucoup entre nous, le soir après des journées de travail dans les rues de Beyrouth. Nous en parlions beaucoup et nous avons à ce moment-là, je pense, pris conscience que ce que nous vivions là à Beyrouth pouvait se produire demain à Paris, à New York, à Bonn ou à Londres et que au fond nos sociétés s’illusionnent en s’imaginant qu’elles sont à l’abri par nos traditions, des tas de droits, etc. Il y a des phénomènes, vous savez ! On a connu les émeutes de banlieues, qui ont été d’une grande violence tout d’un coup quand même. Mais cela peut très bien aller beaucoup plus loin. Nous pouvons vivre à tout moment des périodes de grande violence.

La violence, elle rôde beaucoup plus qu’on le croit : elle habite toute société et elle est plus proche de la surface… C’est-à-dire que la nappe en fusion, là, est beaucoup plus proche qu’on le croit de la semelle de nos chaussures quand nous marchons dans la rue.

Entretien réalisé le 6 mars 2008

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