Jean-Claude Guillebaud – éthique et connaissance de soi

Transcription de la vidéo

Qu’est ce que signifie pour vous « se connaître » ? En quoi le fait d’apprendre à se connaître peut-il avoir une utilité en matière d’éthique ?

Se connaître soi-même, si on prend les choses au niveau le plus élémentaire, c’est accepter l’idée qu’on est soi-même porteur du mal et de la violence. C’est-à-dire qu’on est soi-même capable de toutes les transgressions. Autrement dit, que l’idée de monstre, l’idée de cruauté, etc. ce n’est pas quelque chose qui est extérieur à nous. Je crois que toute véritable réflexion éthique commence à partir du moment où je comprends que je peux moi-même, à tout moment, passer à l’acte. Je peux moi-même, à tout moment, devenir persécuteur, c’est-à-dire basculer hors de l’éthique. Et ça commence par ça, la réflexion. Et du coup, la deuxième réflexion qu’on doit et qu’on peut se faire, c’est de se dire : qu’est-ce qui va m’empêcher de passer à l’acte ? Qu’est-ce qui va me limiter, me borner dans cette transgression ? Quel est par exemple le fait… ?

Imaginez-vous, projetez-vous par l’imagination pendant la guerre d’Algérie. Vous avez des bidasses, des Français qui sont des appelés, qui sont comme vous et moi – si on avait l’âge on aurait été là-bas ; moi j’étais trop jeune – et qui, tout d’un coup, se trouvent confrontés à la torture, parce qu’ils ont fait un prisonnier, parce que certains de leurs copains ont été tués, enfin, toutes ces circonstances. Et tout d’un coup il y a une escalade assez naturelle qui se fait au départ : l’idée qu’en le brutalisant on va avoir des renseignements qui vont éviter l’explosion d’une bombe, etc. ; il y a très vite un engrenage qui se met en marche. On a vu, on connaît ces scènes – elles ont été mille fois racontées –, où le groupe bascule petit à petit dans la barbarie, devient de plus en plus... Et on s’aperçoit qu’à ce moment-là il y a toujours une ou deux individualités qui trouvent en eux la force de dire : « Non !» C’est-à-dire de ne pas marcher dans cette affaire, de se désolidariser de la barbarie.

Où trouvent-ils cette force ? Vous voyez ce que je veux dire ? Qu’est-ce qui fonde leur éthique ? Alors on serait tenté de dire : bon, c’est le christianisme ou c’est la foi, parce qu’en effet ça a été souvent le cas de chrétiens, mais pas toujours. Autrement dit, il doit ou il peut y avoir en nous le courage, encore une fois pour revenir à la phrase de Camus, de dire non à nos pulsions. Et c’est pour ça que se connaître soi-même c’est le commencement de l’éthique, c’est une évidence.

Entretien réalisé le 6 mars 2008

Les commentaires sont fermés.