Claire Nihoul-Fékété – éthique et vie professionnelle

Transcription de la vidéo

Quelles sont les difficultés spécifiques à votre métier en matière d’éthique ?

Il y a beaucoup, beaucoup de situations où l’éthique est malmenée dans notre métier. Une situation toute simple et presque invisible, c’est de ne pas apporter la même attention à chaque famille qui est autour de l’enfant malade, puisque moi je suis en pédiatrie. Et ça c’est humain. Il y a des gens sympathiques, il y a des gens antipathiques, il y a des gens qui demandent : « Oui, mais, je voudrais comprendre », d’autres qui ne demandent rien. Je pense que l’éthique dans mon métier, je parle de ce que je connais, c’est d’apprendre, de se formater à parler autant aux gens qui ne demandent pas qu’aux gens qui demandent, à informer autant la petite pathologie toute banale qui de notre part n’attire plus l’attention et la chose extrêmement rare très grave. C’est un problème invisible dans un service, mais qui est très important et qui concerne l’agent hospitalier qui va faire le ménage de la chambre, l’infirmière, le jeune chirurgien, le vieux chirurgien. Tout le monde devrait avoir acquis, on devrait lui avoir enseigné qu’il n’informe pas les familles selon son humeur du moment et l’humeur de la famille. Il a, en ce qu’on lui a enseigné, qu’il informe tout le monde de la même façon. Bon, ça c’est un des problèmes, petit, et je ne sais même pas si les familles parfois se rendent compte qu’on leur a peu parlé, parce qu’ils sont muets, ou parce qu’ils sont très timides, ou parce que la pathologie est tellement bénigne, elle va guérir tellement vite, que... Mais pour eux c’est tout de même...

A l’extrême, l’éthique des maladies extrêmement graves, où il va falloir faire des choix mutilants: un enfant a un cancer de la vessie, c’est fréquent chez les petits garçons, et le traitement habituel n’a pas marché. Récidive, donc il faut passer à une chirurgie très mutilante, pour un pourcentage de survie pas très élevé et pour un handicap à vie. Jusqu’où faut-il aller ? Cette fameuse loi Leonetti avec l’acharnement thérapeutique... L’acharnement thérapeutique ce n’est pas un passage à niveau: pour un c’est là, pour un autre c’est là, pour un troisième c’est beaucoup plus loin, et en pédiatrie nous avons un problème de base, c’est que c’est un travail triangulaire. On travaille avec un monsieur madame, et on attaque un troisième personnage qui n’a pratiquement pas voix au chapitre. Même s’il a tout compris et qu’il dit : « Non, je ne veux pas être opéré », on l’opérera quand même. Il n’est pas libre complètement. Donc en chirurgie très mutilante pour un pourcentage de survie peu élevé avec grosses séquelles, chaque cas est à reprendre entièrement avec la fratrie, les parents, leurs moyens, leur culture, leur religion, etc. et là on a souvent des discussions difficiles. Là aussi chacun apporte son formatage: les vieux, les jeunes, les femmes, les hommes, les croyants, les laïcs, chacun apporte un formatage différent et il faut donc essayer que tout le monde comprenne qu’il a son formatage, mais que l’autre n’a pas le même et qu’on va trouver... Oui, il y a souvent des décisions.

La décision suprême c’est celle d’arrêter les soins, arrêt de soins qui ne peut pas être celui de la loi Leonetti, c’est-à-dire qu’on retire la perfusion, on retire la machine à respirer et on regarde un enfant mourir de déshydratation et d’asphyxie, jusqu’à ce que ça se passe naturellement. C’est d’une cruauté épouvantable. Donc l’arrêt des soins, c’est quelque chose de terrible.  Là aussi, il faut surtout prendre du temps, ce qui est vital.

Prendre du temps. Je pense qu’en éthique il faut du temps: du temps pour celui qui va prendre la décision et du temps pour celui à qui elle est imposée, enfin... proposée. Il faut de la compétence et si on ne l’a pas, il faut avoir la compétence de passer à quelqu’un d’autre, et ça, ça fait partie de la vraie compétence – « Je ne sais pas, je ne connais pas assez les pronostics de cette maladie » – et il faut appeler quelqu’un d’autre. Il faut du temps, il faut de la compétence, il faut essayer de ne pas se laisser submerger par son angoisse, parce que les chirurgiens sont angoissés comme les autres. En particulier ils sont très malheureux du handicap, surtout si c’est eux qui vont le créer par une intervention mutilante et, comme disait Malraux : « Il ne faut pas insulter l’avenir. » C’est-à-dire qu'il faut aussi se dire: «  Aujourd’hui je fais cette chirurgie mutilante, mais demain on va cultiver des tissus, on va pouvoir faire des greffes plus importantes ; c’est très mutilant aujourd’hui, mais je dois imaginer l’avenir, je dois imaginer le progrès médical et donc je ne dois pas me laisser aller à mon désespoir. »

C’est difficile, ce sont des décisions difficiles. Je dis toujours aux  étudiants: « Imaginez que vous décidez un arrêt de vie pour un bébé qui a une mucoviscidose, c’est une maladie connue, et le lendemain un laboratoire japonais ou... a trouvé le traitement! » En ce sens les chirurgiens, surtout de l’enfant, doivent penser toujours à l’avenir. Ce que je vais faire demain est une opération extrêmement mutilante, mais je dois savoir que d’autres viendront et pourront réparer. Bon, voilà des exemples extrêmes de choix éthiques.

Lorsqu’on constate qu’on a fait une erreur dans une décision médicale importante, qu’est-ce qui permet d’être malgré tout en accord avec sa conscience ?

Justement d’avoir fait cette erreur de façon extrêmement aboutie et compétente. Surtout ne pas l’avoir fait seul, parce que je disais tout ce que l’on peut apporter de soi-même dans la décision. L’avoir fait à plusieurs, avec des gens qu’on estime. Je crois que c’est très important dans les décisions à plusieurs: il faut estimer les autres, parce que si c’est quelqu’un que vous ne connaissez pas ou si c’est quelqu’un que vous estimez moyennement… Il faut aussi avoir pris du temps: toutes les décisions hâtives, si elles sont mauvaises, vous restent après terriblement sur la conscience. Avoir pris tout le temps, et au moment où on a pris cette décision, avoir vraiment pensé que c’était la décision à prendre. La décision prise tout seul, rapidement, si elle est mauvaise, c’est l’enfer, c’est l’enfer!

Comment associer éthique et interruption d’un traitement vital ?

C’est un exemple de la mouvance de l’éthique ça, parce qu'il y a vingt-cinq ans, quand nous étions contraints, il n'y a pas d’autres mots, contraints à faire des arrêts actifs de traitements – je vais appeler ça comme ça –, on le faisait dans l’ombre, avec l’assentiment de trois quatre collègues et de quelques infirmières, mais pas la totalité d’une équipe qui fait une quinzaine. Et une fois l’affaire mûrement décidée, on le faisait dans l’ombre.

Maintenant, et je ne suis pas toute seule, plusieurs équipes, de nombreuses équipes, nous avons beaucoup réfléchi sur ces arrêts de vie, beaucoup, des soirées entières, à quinze, vingt, venant d’horizons différents, de croyances différentes, et tous ayant une compétence professionnelle certaine. Maintenant, nous pensons que si nous ne sommes pas capables de le faire ouvertement, c’est que notre cause est mauvaise. En effet, dans une équipe où il y a plus de cent vingt, cent trente personnes, il y a forcément des gens qui ne sont pas du même avis. Les parents sont au courant, et donc les parents sont évidemment prépondérants. Si les parents ne se sentent pas capables d’assumer tout au long de la vie de cet enfant et de ce futur adulte un handicap gravissime, ils nous demandent l’arrêt des traitements et ils sont prépondérants. Mais parfois des infirmières, des jeunes médecins sont très réticents et maintenant, nous les réunissons, nous leur donnons nos raisons, nous leur expliquons nos raisons, et on recommence... Je crois que le caractère en information, le caractère itératif est très important.  Parfois on n’emporte pas l’adhésion de tout le monde, mais au moins, ils ont compris pourquoi on fait les choses et je pense que, malheureusement, la fois d’après, ils auront avancé aussi dans ce sens.

Donc c’est ça, on a beaucoup beaucoup changé notre… Alors je ne dis pas qu’il y a vingt-cinq ans, je me disais : « C’est éthique de faire ça dans l’ombre », mais je pense tout de même que l’éthique sur les arrêts de vie a évolué beaucoup, et que… ça reste immoral d’arrêter la vie de quelqu’un. C’est pour ça que… bon… mais dans une situation donnée, dans une famille donnée, dans un moment donné c’est parfois la moins injuste des solutions. Donc, cette distorsion éthique. C’est vrai que maintenant nous essayons que les gens comprennent, que les gens qui sont autour de cet enfant comprennent, même si leurs convictions personnelles restent contre cet acte.

En matière d’éthique médicale, y a-t-il des critères bien clairs de ce qui est juste ?

Non bien-sûr. Je pense qu’on pourrait faire des critères dans la façon d’évaluer un caractère juste. Est-ce que vous avez bien tout pris en compte, est-ce que vous avez réfléchi à l’autre, au troisième, au cinquième, est-ce que vous avez laissé une porte ouverte sur l’avenir ? Je crois qu’il faut toujours avoir ça, parce qu’on n’arrive jamais à imaginer l’avenir. Même en médecine on essaie de ne faire que ça, mais on n’y arrive pas. Voilà, on pourrait peut-être faire des critères sur la technique, pour apprécier si c’est le plus juste ou le moins injuste, mais on peut difficilement faire des listes de ce qui est juste et de ce qui est injuste.

Dans une équipe, les décisions éthiques qui sont prises le sont donc généralement sur le mode du consensus ?

Consensus, parfois à une large majorité et une personne va rester sur son idée. Mais au moins elle n’aura pas été tenue à l’écart, parce que c’était ça aussi ce qu’on faisait. Pas tenue à l’écart et elle aura donné tous ses arguments, qui parfois nous font dire : « Bon, peut-être que nos décisions étaient un peu rapides, un peu prématurées. » Consensus dès qu’on dépasse deux et encore même avec deux, on ne tient pas toujours le consensus, mais au moins les autres peuvent avoir compris, ne pas s’opposer parce qu’ils ont compris pourquoi, comment, etc.

Entretien réalisé le 28 décembre 2007

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