Claire Nihoul-Fékété – éthique et société

Transcription de la vidéo

Est-ce que vous pensez que l’état d’esprit de la société favorise les comportements éthiques  ?

Non, je pense que c’est le contraire. La société, pour schématiser, vit dans l’urgence, l’extrême urgence, et elle vit dans l’économie. Et ce sont vraiment deux obstacles, deux comportements complètement contraires à une réflexion éthique.

L’argent… Et d’ailleurs ce ne sont pas seulement de mauvaises gens qui pensent ça. Notre administration hospitalière nous martyrise avec l’argent et souvent, en réunion de médecins, je dis: « Mais attendez, là ils nous imposent ça! » On attend et on leur dit: « Attendez! » parce que éthique ça fait bien. « On va se réunir, on va réfléchir du point de vue éthique si on doit accepter votre… » Et la pauvre directrice de l’hôpital, ce n’est pas une mauvaise personne, ce n’est pas une personne intéressée, mais elle est dominée par son budget ; ce n’est pas pour elle, elle est dominée par son budget.

Et puis l’urgence ! Pourquoi fait-on travailler l’humanité entière en urgence ? Et pourquoi les gens sont-ils si faciles à mener en urgence ? Tout est en urgence, tout est en urgence!

Et ça, ce sont les deux opposants extrêmes à l’éthique. Et l’urgence, ça comporte aussi le passionnel, l’affectif. Trois jours après peut-être que les gens se seraient dit, je ne sais pas, pour n’importe quel problème politique : « Eh bien non, ce n’était pas bien de penser comme ça! » Mais en urgence, on a fait vibrer la corde affective passionnelle et hop ! on a fait une erreur de jugement.

Et puis l’argent, l’argent qui pourrit. C’est un grand mot, mais oui, qui pourrit par la racine toutes les décisions. La société que je connais, la société des pays dits industrialisés, dits civilisés a tout faux, a tout faux. Et c’est pour ça que je vous disais qu’on peut se servir vis-à-vis des collectivités, vis-à-vis des gouvernements, vis-à-vis des décideurs de l’argument de dire: « On va dans le mur, vous voyez bien, il y a des suicides chez Renault, etc. Si on prenait le temps de réfléchir à une bonne façon de faire les choses, une façon juste de faire les choses, vous auriez une meilleure rentabilité. » Alors ce n’est pas pour ça que je travaille l’éthique, mais je pense que c’est un des arguments que l’on peut opposer à notre société folle de rapidité et de profit.

Ce serait un des moyens de rendre la société plus éthique ?

Plus attentive à l’éthique. D’introduire une dimension de réflexion éthique dans un conseil d’administration. Alors ils s’en déchargent en faisant du mécénat sur les enfants du Darfour, etc., mais ce n’est pas éthique du tout. Il n’y a pas eu de réflexion, il n'y a rien eu du tout. « Qu’on ne m’embête plus avec ça, je fais ce que je peux, je me dépêche, je suis en retard » ou « Le budget n’est pas fait, etc., bon, allez, on dégage un million d’euros pour je ne sais pas quoi, l’humanitaire, etc.! » Mais c’est pas ça l’éthique. Introduire un minimum de réflexion éthique dans toutes les décisions. Je pense qu’il faut qu’on arrive mais ça sera difficile, il faudra des avocats avec une rhétorique extraordinaire pour arriver à convaincre qu’il ne peut en sortir que du bien, que ce n’est pas du temps perdu.

« Temps perdu », ça on le dit aussi, quand on dit... et l’affectivité. Je reviens à mon métier, parce que là je sais de quoi je parle. Il faut prendre une décision par exemple d’arrêt de traitement. « Alors bon, parce que le cerveau vous êtes sûre que le cerveau est irrémédiablement… » - «  C’est-à-dire que l’examen d’il y a huit jours montrait... » - « Bon, est-ce qu’on l’a refait, est-ce qu’on l’a montré à tel spécialiste de tel hôpital ? » - « Non,  mais vous savez, les parents sont tellement angoissés, tellement angoissés, il faut leur donner une réponse, il faut qu’on leur dise ce soir! » Voilà. Nous aussi on se laisse avoir, on vit dans l’urgence. On prend des décisions dans l’urgence. Parce que l’angoisse des parents, etc. Mais l’angoisse des parents sera bien pire si on fait ça en douze heures que si on fait ça en huit jours!

Même chose avec les interruptions médicales de grossesse. Un couple, une malformation gravissime qui aura des séquelles à vie. Ils acceptent l’interruption de grossesse, ils disent : « Ce soir ! » Les convaincre que pour que ça se passe bien, pour qu’ils ne la regrette pas, pour qu’ils aient compris l’irrévocable, il faut qu’on se revoie demain matin, qu’ils voient la psychologue de surcroît, si on a un bon psychologue, qu’ils en rediscutent entre eux – parce que souvent le père et la mère n’ont pas la même vision de l’affaire –, qu’éventuellement ils aient un ami très proche... Prendre du temps pour que la décision leur apparaisse tellement bien fondée qu’après le deuil se fait vite. Mais eux veulent tout de suite, parce que « Je ne peux plus supporter d’être enceinte de cet enfant, qui est... ». Leur expliquer que c’est bien pour eux et pour la décision qu’il y ait de nouveau des entretiens, de nouveau de la réflexion.

On vit dans l’urgence. Et c’est un chirurgien qui dit ça, qui souvent a un geste à faire dans l’urgence et qui reconnait la nécessité de pouvoir prendre des décisions rapidement. Mais l’éthique ne peut pas se faire dans l’urgence.

Entretien réalisé le 28 décembre 2007

 

 

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