Catherine Enjolet – communication

Transcription de la vidéo

Comment repérez-vous les enfants qui sont en difficulté ?

Lorsque je vais maintenant dans les orphelinats ou autres, je crois que je suis en communication émotionnelle avec ces enfants-là. C’est-à-dire, surtout pour ceux qui ne peuvent pas parler, qui sont dans un mutisme, qui sont dans une sorte d’isolement, dans un silence, parce qu’ils n’ont pas de mots pour le dire. Et ça, le langage du silence, je le connais fort bien. Donc je sais le parler, je sais l’entendre et je sais communiquer. C’est d’ailleurs le prochain roman que je termine est sur ce thème-là : comment est-ce qu’on communique par le non-dit, par le silence, par l’indicible.  

Qu’est-ce qui permet cette communication silencieuse ?

C’est terrible à dire, mais ça vient d’une sorte d’anomalie en quelque sorte, parce qu’il n’est pas normal qu’un enfant ne puisse pas se dire, ne puisse pas s’exprimer, qu’il soit dans une telle souffrance qu’il ne puisse pas trouver les mots. Mais en revanche c’est comme quelqu’un qui a traversé, oui, une souffrance, une mal-à-dire, qui en connaît les codes et ça me donne aujourd’hui quelques avantages, j’allais dire, sur le plan de la communication. Donc je sais, dans une situation donnée, dans une assemblée, lorsque je vais parler dans des lycées, par exemple, évidemment je vais repérer tout de suite tel ou tel enfant qui est derrière la colonne et qui se cache. C’est comme si je la ressentais et je la connais, elle est de ma famille en quelque sorte. Alors ça me donne peut-être quelques petites - à la fois en tant que professeur, mais aussi dans cet engagement -, ça me donne quelques petites facilités pour réagir, pour apporter une réponse précisément, y compris à ces enfants qui ne peuvent même plus demander.  

Est-ce que ces enfants ressentent que vous les comprenez ?

Absolument, oui, oui ! Vraiment le silence est un langage et il reste l’émotionnel dans ce cas-là et c’est vrai que dans certains cas c’est pour ça que c’est si difficile pour moi, parfois. Alors il m’est arrivé de faire demi-tour, tellement c’est lourd. À Madagascar j’ai fait demi-tour, parce que là on est confronté à l’impuissance. C’est pas possible. Quand le silence se met à hurler tout autour de soi, ben je suis comme les autres, je fuis aussi. Mais en revanche ça me permet aussi à l’étranger, notamment la dernière fois à Moscou, alors qu’on ne parle pas la langue, malgré tout de communiquer avec les enfants et avec les jeunes, parce qu’au fond c’est au-delà des mots, puisque c’est de l’ordre de l’émotionnel, c’est de l’ordre de la rencontre humaine, c’est de l’ordre de l’empathie ou de la compassion, ou je ne sais pas quel mot convient, mais c’est au-delà de la barrière linguistique.  

Sur quoi débouche concrètement cette communication silencieuse ? Reste-t-elle sans suite ?

Non, ce serait affreux si je repartais avec le sentiment d’avoir tout entendu et de ne répondre en rien. Alors ça c’est pas possible, pour moi ce n’est absolument pas possible. Et c’est la raison pour laquelle je me suis lancée dans cette aventure, qui n’est pas une aventure facile quand même, qui est au-delà de mes épaules d’ailleurs, mais l’idée c’est que ces enfants que je rencontre vont trouver un certain nombre de réponses auprès de l’adulte, tuteur de résilience ou parent affectif ou adoptif qu’il va rencontrer, et qui va apporter finalement de l’humain, et qui va apporter ce que moi j’apporte le temps de quelques instants de rencontre.  C’est fondamental. Et c’est important aussi pour tous ceux, ces adultes qui ont tellement à donner, tellement à transmettre ! Et c’est terrible parce qu’aujourd’hui on est dans une société où on explique justement : “Non, il n’y a pas d’enfant à adopter, passez votre chemin, allez voir ailleurs si j’y suis, vous n’avez plus l’âge, vous n’avez pas les mètres carrés, etc. !” Et c’est terrible, parce que ce mot de transmission qui est le mot de vie, indispensable à la vie - si on ne transmet pas il n’y a pas de vie - , eh bien on explique à chacun qu’on n’a pas besoin, non, non, que l’aide sociale est là pour ça, etc. C’est terrifiant et on ne se rend pas compte à quel point ça rend malheureux tous ces adultes. Notamment par exemple en France, il  y a quand même 40 000 personnes chaque année qui ont la validation pour devenir adoptants et auxquels on va dire : vous savez on a peut-être qu’une dizaine à adopter. Qu’est-ce qu’on fait de toutes ces forces humaines, de toute cette transmission, dont on ne fait rien ? C’est une sclérose humaine, une sclérose sociale. Je ne parle pas évidemment du gâchis financier que ça représente, mais quand on additionne le nombre de gâchis pour l’enfant, pour l’adulte, pour notre société… parce qu’aujourd’hui on s’aperçoit que nos sociétés n’ont pas suffisamment financièrement, ne peuvent pas faire face à l’ampleur de cette malnutrition affective, qui crée de telles choses dans nos sociétés, y compris dans tout ce qu’on entend aujourd’hui, d’absence de lien et de sens, et dont on voit, on perçoit les comportements, l’autodestruction et la destruction qui en résultent.  

Entretien réalisé le 8 avril 2016

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