Jean-Claude Casadesus – éthique et vie professionnelle

Transcription de la vidéo

Comment s’inscrit l’éthique dans votre relation avec vos musiciens ?

C’est le comportement, c’est ce qu’on disait tout à l’heure. Le respect que je leur manifeste, mais qu’ils me manifestent aussi, si j’en suis digne. D’abord l’autorité ne vient que de la compétence, sinon c’est de l’autoritarisme. Ce n’est pas parce qu’on a des galons qu’on est apte à diriger des gens. Il faut créer une empathie, il faut créer un lien avec des gens qui sont des collègues au service d’un idéal commun, qui est le service de la musique, du compositeur en l’occurrence.

Mais il y a un beau langage dans la musique, c’est le respect des valeurs. Une noire n’est pas une croche, un triolet n’est pas une double-croche. Il y a un vocabulaire d’ailleurs un peu militaire et caporaliste parfois : on attaque, on bat la mesure, mais en même temps il y a le sentiment que la main gauche du chef d’orchestre peut transmettre à son orchestre tout en indiquant le temps. Le temps, c’est-à-dire l’ordre, avec la main droite. Mais malgré le mot chef d’orchestre, ça n’a rien de caporaliste. Je préfère le mot anglais conductor, qui doit être une relation, un lien qui s’établit entre des artistes qui sont sensés trouver un langage commun à la traduction d’une grande œuvre. Alors ça passe par un artisanat infaillible, qui se transforme en art, mais Stravinski disait : « Pour mériter le noble titre d’interprète, il faut être un artisan irréprochable. » Donc c’est le professionnalisme. Je viens de terminer un mandat avec un jeune orchestre, qui est l’Orchestre Français des Jeunes que j’ai dirigé pendant trois ans. Il a été créé par l’État il y a quelques années, pour permettre à des musiciens entre quatorze et vingt-quatre ans d’aborder le métier d’orchestre dans les meilleures conditions possibles, avec des guides qui sont les meilleurs professeurs des meilleurs orchestres français, avec un chef d’orchestre qui est chargé d’enflammer leurs jeunes énergies. Et là aussi on se rend compte à quel point la maturité que peut engendrer le service de la musique va servir au développement de la personnalité de jeunes gens et de jeunes filles qui sont ludiques, qui sont gais, qui dansent, qui s’amusent, mais qui acquièrent pour l’accomplissement de leur désir – que personne ne leur a forcé à justement à aborder –, qui acquièrent une dignité et un respect dans leur comportement.

Je crois que c’est un chemin de vie, la musique, et dans le mot « chemin de vie » il y a forcément la notion, d’éthique, c’est-à-dire de comportement moral dans la relation à l’autre. Beaucoup de ces jeunes gens passent après d’autres concours et j’en ai plusieurs qui sont rentrés dans mon orchestre. C’est très riche de voir aussi des enfants que j’accueille – nous nous en occupons d’environ quinze mille par an, aux répétitions, souvent sur la scène à côté des musiciens – pour qu’ils constatent comment se construit une symphonie ou comment se développe un concerto. Ces enfants se choisissent un parrain ou une marraine, violoniste, flutiste, hautboïste. Ils ont souvent envie d’apprendre l’instrument de leur parrainou de la personne à coté de laquelle il se trouvait, ils ont envie de toucher le son, envie de jouer et ils s’aperçoivent que la pédagogie de l’erreur qu’on leur enseigne à l’école – « Tu recommenceras jusqu’à ce que ce soit bien! » –, nous les adultes, nous l’appliquons quotidiennement. Nous recommençons jusqu’à atteindre à l’excellence. Or, c’est aussi l’éthique du respect de la musique, c’est l’éthique du professionnel qui a envie de la belle ouvrage.

Ça fait partie je crois de ce que j’appelle un chemin de vie, et j’en veux pour preuve les réflexions et ce que j’ai pu constater chez des jeunes, qui appartenaient à une école, qui il y a quelques années devait fermer pour cause de précarité scolaire et de délinquance. Elle a découvert l’orchestre, la musique, moi en l’occurrence. C’était des petits chiens perdus sans collier, dont entre autres deux petits Maghrébins : l’un s’appelait Mohammed et l’autre Arezki. Leur papa est toujours en gandoura à Roubaix, et ils témoignent dans un film qui a été produit d’ailleurs par France 3, de la découverte de cette planète magique et de cet univers qu’a été pour eux la musique. Il y en a un qui est à Science Po aujourd’hui et l’autre à Sup de Co. C’était totalement improbable au départ. Il y en a un qui dit : « Ouais, Jean-Claude nous a fait découvrir, nous a fait connaître Rostropovitch. On a entendu Beethoven, pas le chien, hein ? Beethoven ! » Alors ils sont, au fond, les dépositaires d’une culture que leurs parents n’ont pas eue, et cette école qui après a été suivie de beaucoup d’autres, était au fond considérée dans un des quartiers difficiles de Roubaix comme l’école (entre guillemets) « de  l’orchestre », l’orchestre ayant été le ferment d’espérance et je dirais de développement humain et personnel chez ces jeunes enfants.

Êtes-vous confronté à la jalousie et si oui, comment la gérez-vous ?

Déjà, on est dans un pays où malheureusement l’envie est une des, je n’allais pas dire une des qualités, mais un des traits principaux. Très souvent on fait l’impasse sur ce qui a conduit à ce qu’on croit être une réussite, ce qu’on appelle une réussite, et on oublie parfois le travail de construction, le travail de renoncement, de sacrifice. Et il est évident, quand en plus on donne toutes les apparences de quelqu’un qui, entre guillemets, « sait s’exprimer » ou n’est pas difforme physiquement ou a une bonne santé ou est costaud ou « a réussi » (entre guillemets), eh bien forcément on engendre la jalousie. Et puisque vous me posez la question, oui j’en ai souffert beaucoup et comme d’une injustice absolue, et je suis particulièrement sensible à l’injustice. Mais on n’y peut rien, sauf à modifier son propre comportement pour non pas donner des verges pour se faire battre, mais pour essayer de faire comprendre qu’on a une fonction qu’on n’a pas volée, qu’on essaie de respecter, et de faire comprendre ce qu’on est. Sinon tant pis ! Il faut accepter que l’on puisse ne pas plaire à tout le monde. ONPP, comme disait l’émission célèbre. Et ça, ce n’est pas commode, parce que le narcissisme des artistes est fort, leur ego est quelque fois développé, il faut lutter contre ça. J’ai essayé de lutter contre ça, j’en ai eu un comme tout le monde, j’en ai un comme tout le monde. Vanitas vanitatum, « vanité des vanités, tout est vanité ». C’est vrai que la prétention je déteste, l’arrogance je déteste, la vanité je n’aime pas trop mais on est tous un peu vaniteux, on a envie d’être aimé, on a envie d’être regardé.

Et puis au-delà, au-delà du paraître, il y a la profondeur d’un chemin, d’un désir, d’un parcours. Comme je vous disais, il faut servir la musique et non pas s’en servir. Il est certain qu’au début c’est très mélangé dans la tête, on se dit : « Ah ! je vais maîtriser ça, je vais paraître, on va m’admirer ! » Et puis un beau jour, on s’aperçoit que c’est comme les alchimistes : au fond  on est digne de faire ce métier que si on est capable de faire de l’or, non pas pour le vendre mais simplement pour la beauté du geste. Ce qui est très important pour un artiste, c’est de se remettre en question tous les jours, tous les jours, et puis après… Après ça n’a plus d’importance qu’on soit jalousé. Tout-à-coup ça devient… eh bien tant pis ! Mais il y a des moments où ça fait souffrir, parce qu’on est en spectacle, on est en lumière. Alors on focalise et des admirations folles, et des haines folles, et des rejets. Il faut garder à la fois une tête froide, ce qui n’est pas commode quand on est jeune, très jeune, même quand on est moins jeune parfois, il faut relativiser, et il faut essayer. Il y a des jours propices, il y a des jours qui le sont moins.

Ce qui est le plus insupportable c’est quand on est mécontent de soi. C’est-à-dire mécontent de soi, un artiste est presque toujours insatisfait. Mais quand on se dit : « Je n’ai pas pu, je n’ai pas atteint, je n’ai pas été capable de… » Et donc c’est le mythe de Sisyphe : il faut remonter le rocher sur la montagne. Dix bons concerts n’effacent pas un mauvais. Plutôt un mauvais efface dix bons concerts. Ça peut être valable pour l’opération d’un bon chirurgien, ça peut être valable pour le travail d’un chef d’entreprise, pour tout le monde. En fait, il y a une interrogation permanente sur : « Est-ce que j’ai été digne, est-ce que j’ai été au bout de ma démarche ? » « L’art est une blessure qui devient lumière », paraît-il, d’après Braque. Eh bien c’en est une, c’est vrai, à tous les points de vue. Quelque fois vous ne récoltez pas ce que vous estimez légitime de récolter. Quelque fois vous êtes ignoré. L’indifférence, je hais l’indifférence, mais c’est aussi un moyen de vengeance souvent utilisé par ceux qui vous dénient.

Entretien réalisé le 17 mars 2008

 

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