Sam Braun – éthique et transcendance
- Nom: Sam Braun
- Thèmes: Transcendance et immanence
Transcription de la vidéo
Est-ce que vous croyez dans le destin ?
Ah, c’est très, très bizarre ça ! Cette question, on en a discuté avec des copains, pas plus tard qu’il y a deux soirs. Ce qui laisserait supposer, si on croyait à ce destin, que la volonté n’existe pas, ou du moins que le choix n’existe pas. Est-ce qu’on a effectivement tellement la liberté du choix ? Sinon, si on accepte la notion du destin, on est – me semble t-il, du moins dans la logique petite, étroite des êtres humains que nous sommes, et moi en particulier –, on est obligé d’y inclure quand même une espèce de divinité qui règle tout ça à la baguette. Ou alors on peut, et là ça me ravirait davantage, on peut y mettre une notion un peu bouddhique, ou bouddhiste, qu’on pourrait en gros définir à la louche comme étant ce fameux magma originel dans lequel nous avons tous besoin de retourner, comme disent les bouddhistes, dans cette abnégation de soi même, dans le vide, dans le creux. Alors je ne sais pas, je ne sais pas parce que ni l’un ni l’autre ne me ravit intellectuellement.
Quand vous avez appris la disparition de vos proches, comment avez-vous pu le supporter ?
Je n’y ai pas cru. Je l’ai appris le soir même quand je suis arrivé à Buna Monowitz, c’était à Auschwitz numéro 3. Et on s’est mis à poil parce que c’était dehors, il faisait moins 15°, il y avait déjà des mecs qui tombaient. On était trois cents, je crois à peu près à être sélectionnés sur les mille que nous étions. Et c’était très rapide, ça se passait très vite. Et donc j’ai entendu parler français de gens qui étaient là, déjà avec des habits rayés. Je n’avais pas le droit mais je me suis approché très vite et j’ai dit à ce type qui parlait français, je lui ai dit : « Je suis venu ici avec mon père, ma mère, ma petite sœur. Où sont-ils ? » Et il m’a répondu très vite en me montrant une fumée : « Ils sont dans la fumée tes parents. » Ce n’était pas un four crématoire, il n’y en avait pas à Buna Monowitz. Je ne l’ai pas cru, je croyais qu’il se foutait de ma gueule, ce type. Ce n’est pas conceptualisable. Maintenant on connaît tout, maintenant : toutes les horreurs, voire même on ne les regarde même plus tellement nous en sommes assaillis, les horreurs d’Auschwitz, les horreurs de Pol Pot, les horreurs de… et j’en passe et j’en passe, pour arriver au Rwanda, un million de morts en trois mois, ce n’est quand même pas négligeable, tous à la machette. Donc on a l’habitude des morts, on a l’habitude. Même ce qui se passe maintenant, avec le tsunami, on finit par regarder ça comme étant quelque chose de joli, puisque c’est vrai, il y a quelque chose de grandiose dans cette horreur. C’est une horreur épouvantable, et certains peut-être le considèrent comme grandiose. Mais à l’époque, je n’ai pas cru ça. Comment ? Mes parents seraient-ils morts ? Comment ? On aurait brûlé mes parents alors qu’ils vivaient avant ? Comment ? Ma petite sœur de dix ans et demi ?
Donc sur le moment je ne l’ai pas cru. J’ai vraiment cru qu’il se foutait de moi, ce type. Et puis le lendemain matin, j’ai su que c’était vrai car tout se sait très vite. Mais il y avait quand même dans mon imaginaire une petite part, un petit côté, un petit rêve que j’entretenais volontiers, qui était ma mère… Et pour cette survie de ma mère que j’imaginais comme étant possible, puisque je la voyais avec moi, puisqu’elle vivait avec moi, puisque je l’imaginais comme ça dans tellement de circonstances, tellement d’histoires… Quand je suis revenu en France avec mon frère et ma sœur – j’ai un frère aîné et une sœur ainée qui n’ont pas été déportés et que j’ai retrouvés quelques jours après à Paris –, on a pleuré ensemble car là, là, je savais que c’était foutu, pour elle, pour ma petite sœur. C’était foutu avant, pour elle aussi je savais, bien sûr que je savais, mais est-ce qu’on sait vraiment tout à fait ? Et puis ça fait chier de savoir ça vous savez ! Alors on essaye de croire que ce n’est pas vrai.
En tant que juif, quel rapport avez-vous avec votre religion et avec Dieu ?
Alors écoutez, peut-être, religion ça veut dire religare, ça veut dire ce qui réunit, n’est-ce pas ? Et je me sens tout à fait réuni aux autres hommes. Alors si on va dans votre sens, ce serait amusant ça, tiens, d’y réfléchir, peut-être que si je n’avais pas eu les parents que j’avais, j’aurais eu besoin de Dieu pour arriver à ça. Peut-être que grâce à mes parents, grâce au passé, grâce à que sais-je encore, je suis arrivé à ça sans Dieu et peut-être, peut-être, ce qui permet d’arriver à ça peut-être. Oui, ce n’est pas inintéressant ! J’ai toujours pensé que Dieu c’est une invention des hommes : il n’a pas créé les hommes à son image, nous l’avons créé, nous, Dieu, à son image, à notre image, et que cette invention des hommes était peut-être ce qui était nécessaire pour arriver à la religion, la grande religion humaine n’est-ce pas ? Peut-être… Il y a une belle définition de Dieu. Voilà une question qu’on me pose souvent. On me demande : « Où en êtes-vous avec Dieu après ce que vous avez connu ? » Alors moi je suis né dans une famille totalement, totalement antireligieuse, ô combien ! Donc jamais je ne suis allé avec mon père dans une – j’allais dire église ! – synagogue, jamais, et puis, à l’âge de quatorze ans peut-être – j’ai été déporté à seize – j’ai eu une phase mystique un peu. Normal je pense à tout âge, quand on a quatorze ans… Alors j’avais quand même une phase mystique un peu curieuse parce que pour moi, mon but c’était d’aller évangéliser les foules. Seulement, manque de pot, les juifs ça n’évangélise pas ! J’étais emmerdé. Pas trop quand même, parce que j’avais une religion qui n’était quand même pas très affermie, du moins dans mon judaïsme, parce que je me disais : « Oh ce n’est pas très grave, tu te feras protestant ! » Voilà, je voulais évangéliser les foules. Et puis on est venu nous arrêter et comme l’a dit un philosophe dans une merveilleuse thèse : « Dieu est mort à Auschwitz. » Dieu, c’est Dieu, cette entité Dieu. Et puis je suis revenu de là-bas, il n’avait pas davantage revécu. Et puis, et puis, les années se sont passées, et puis j’ai lu je ne sais plus quel philosophe qui a dit que « la vie serait trop bête s’il n’y avait pas un projet à la vie ». Un projet, un projet… Ça m’avait quand même charmé ça. Un projet, que peut-il être ? Est-ce une destinée écrite, est-ce au contraire que ce philosophe voulait dire que « pourquoi pas, il pourrait peut-être y avoir un Dieu ». Enfin ça, ça m’emmerdait un peu, le Dieu de Michel-Ange derrière les nuages comme ça, là-haut, qui écarte les nuages une fois par siècle, qui regarde les hommes, leurs conneries, qui referme en disant : « Pfft, je reviendrai dans cent ans ! » Ça, ça ne me plaisait pas. Ce Dieu là ne me plaît pas.
Et puis, je vais vous raconter ça : un jour, ma femme a mal aux dents. Alors qu’est-ce qu’on fait ? On va à son dentiste et, vous savez, chez les dentistes parfois, dans les salons d’attente, il y a des petits panneaux comme ça avec n’importe quoi. Et là, il y avait n’importe quoi, si ce n’est que c’était une légende hindoue, ou des Indes très lointaine, qu’elle a vue comme ça. Elle était subjuguée, parce que quelques jours avant j’avais lu un bouquin de Marguerite Yourcenar qui disait… alors je ne sais plus, à peu près, la phrase à peu près, pas tout à fait ça : « Dieu est en nous, disait-elle, Yourcenar, le plus loin de nos défauts et le plus près de nos qualités. » C’était, en gros, ça. Ça m’avait plu un petit peu ; ça c’est pas con ! Et puis donc elle trouve un texte tellement merveilleux et elle me l’amène le soir, demandant photocopie à l’infirmière, qui lui donne, et ce texte est le suivant – je le raconte souvent aux enfants parce que je le trouve très, très beau – : il dit que, il y a très, très, très longtemps, des millénaires, les hommes avaient la divinité en eux. Seulement, ayant cette divinité, ils se prenaient pour des dieux, ils ont fait des conneries, ce qui n’est pas normal quand on se prend pour des dieux. J’aimerais bien que mon épouse se prenne un petit peu moins pour Dieu aussi, enfin bon, je passe, pardonnez-moi. Elle fait du bruit là, c’est elle qui avance comme ça. Donc je disais : les hommes avaient la divinité en eux et puis ils se prenaient pour des dieux. Alors Dieu des dieux, voyant toutes les conneries qu’ils faisaient, leur a enlevé la divinité. Il prend la divinité, il a la divinité sur les bras et il ne savait pas quoi en faire ! Alors qu’est-ce qu’il fait ? Il fait une cellule de créativité, comme on dirait maintenant. Il appelle les sous-dieux, il leur dit, il leur explique : « Voilà, les hommes avaient la divinité en eux, ils ont fait des bêtises parce qu’ils se prennent pour des dieux, je leur ai enlevé la divinité. Qu’est-ce qu’on va en faire ? » Alors il y en a un qui dit : « Il n’y a qu’à la mettre au fond, au fond de la terre, près du magma. » Un autre dit : « Au fond de la mer, là où n’existe plus la vie » et le troisième dit enfin : « Vous n’avez qu’à la mettre très haut dans le ciel, là où se termine l’éternité ! » Et Dieu des dieux a dit : « Non, parce qu’ils sont trop intelligents. Ils vont descendre, là sous la terre, dans la mer, etc., et ils vont retrouver la divinité, voilà, et ils vont refaire des conneries ! » Les sous-dieux étaient atterrés : « Alors, qu’allons-nous faire ? » Et le Dieu des dieux a dit : « Moi, je sais ce qu’on va faire : on va prendre la divinité, on va la cacher au plus profond des hommes, là ils ne la chercheront jamais. » Et ce que j’aime, mais plus que tout, dans cette légende, que je vais vous conter in-extenso : « Et depuis ce temps, dit la légende, les hommes descendent au fond de la terre, vont au fond des mers, montent très haut dans le ciel pour rechercher ce qu’ils ont en eux-mêmes.
C’est magnifique ! Alors ça, ça me plait. Si on me demande qu’est Dieu ? « Oui, c’est ça. » Et puis ça va même beaucoup plus loin, car le messie, que nous les juifs on attend toujours, puisqu’il n’est pas traditionnellement venu, le messie on l’a aussi en nous. Chaque homme porte le messie en lui, parce que le messie qu’est-ce d’autre que celui qui peut aider l’autre à avancer un tout petit peu ? Et nous avons tous cette possibilité là. Alors je crois même que le messie, ce fameux messie-là, nous l’avons en nous. Voilà où est Dieu, vous voyez ! Alors peut-être que je vais finir comme un rabbin, j’en sais rien. Enfin pour l’instant, j’en suis là.
Entretien réalisé le 4 mars 2011