Sam Braun – éthique et survie
Transcription de la vidéo
Comment avez-vous pu supporter la déportation ?
Vous savez, être déporté là-bas… Curieusement déjà, je dis rarement déporté à Auschwitz, et quand je parle je dis toujours « là-bas », comme si c’était un lieu hors du monde. Vous voyez ? Hors de la terre, un lieu oublié des hommes, et ça l’était. Quand on a été là-bas et qu’on s’est trouvé dans un état de misère physiologique très intense, on ne fait pas de philosophie. Je ne crois pas. Je ne crois pas que ce soit possible. La seule chose qui pour moi était possible c’était de m’extraire de ce lieu, de créer un autre lieu qui devenait réel par rapport à l’autre qui devenait irréel. Et dans ce lieu-là, qui était ma bulle, ce que j’appelle comme ça, un peu ça oui, chaque fois qu’il y avait des choses agressantes j’avais cette possibilité-là de m’isoler de cette sorte. Je vous l’ai dit tout à l’heure, quand j’avais faim je rêvais de café au lait pain-beurre, ou de hachis Parmentier, parce que Maman faisait un hachis Parmentier de rêve, et ça soulageait ma faim, quand je m’imaginais en train de le manger. Et cette façon-là m’a fait tenir. Oh certes, ce n’est pas la seule, ce n’est pas la seule raison, ça n’est pas que grâce à cela que j’ai pu vivre là-bas !
Comment expliquez-vous que vous ayez eu la vie sauve ?
Je crois qu’il y avait trois paramètres, très rapidement expliqués : le premier c’est là chance. Certains sont morts sous les coups : moi j’ai eu des coups je ne suis pas mort. Certains sont morts de maladie : j’ai été malade aussi, pas beaucoup, et je ne suis pas mort. J’ai fait la marche de la mort et je ne suis pas mort, alors que là il y a eu, oh combien de morts ! Bon, tout ça c’est la chance, le paramètre de chance. Dont d’ailleurs l’acmé de cette chance a été le dernier jour de cette marche infernale : on était sur des trains, sur des trains pas dans des trains, sur des wagons de marchandise, et puis on ne pouvait plus. C’était au début du mois de mai, j’avais quitté Auschwitz le 18 janvier ; début du mois de mai, je ne sais plus quel jour, je n’en sais rien, mais avant le 8 mai en tout cas, mais début du mois de mai et pendant tout ce temps je n’ai pratiquement pas mangé, pratiquement pas, pas tout à fait mais pratiquement pas. Et puis on est arrivé dans une gare et dans cette gare des S.S. sont passés sur le quai et ont dit : « Que les malades descendent ! », et j’ai entendu ça en français car ils l’ont dit dans toutes les langues, et là je n’en pouvais plus, j’avais décidé de mourir – j’avais le typhus en plus, la cerise sur le gâteau – et j’ai donc demandé à ceux qui étaient avec moi sur le wagon de m’aider à descendre. Ils m’ont aidé à descendre un peu violemment, comme on le fait, on n’était pas très tendre. Une centaine de gars comme moi sont descendus, étaient sur cette gare, sur ce quai de gare, énorme gare, et puis le train est reparti. Vous ne le croirez pas, mais c’est pourtant vrai : quand le train était au loin, les S.S. ont enlevé leurs uniformes. C’était des résistants tchécoslovaques, nous étions à Prague qui était la capitale de la Tchécoslovaquie à l’époque. Les Allemands, la Wehrmacht, étaient encore dans Prague, qui était une des dernières poches de résistance. Ils ont tout vu, ils s’en foutaient ; pas les S.S., c’était la Wehrmacht. Enfin je pense qu’ils ont tout vu, je pense, et c’était incroyable ! Quand on me demande est-ce que j’ai eu de la chance, là, ce n’est pas de la chance ça ? C’est incroyable, enfin ! Et je dis toujours qu’il ne faut pas le mettre dans un film, parce que personne ne le croirait, hein ? Quand je serai mort, plus personne ne croira ça ! Enfin bon, c’était comme ça. Et c’est comme ça que j’ai été sauvé. Donc première chose, la chance.
Quel a été le second facteur ?
J’ai été habité toujours, et ne me dites pas pourquoi, c’est comme ça, c’est un fait, par l’espérance. Voilà ce qui m’a habité tout le temps. La chance d’abord, mais ça je ne la maîtrisais pas, et l’espérance. Et quand je parle de l’espérance, ce n’est pas de l’espoir dont je parle. L’espoir est à court terme, l’espoir on a faim, on a l’espoir de bien bouffer ce soir, bon… L’espérance… Je dis toujours en plaisantant que l’espérance c’est du féminin. Et comme une femme capable de donner la vie, l’espérance est capable de fournir un jour de plus de sauvegarde, de survie, et puis qui se rajoutent aux autres jours et qui finissent par faire des semaines, des mois puis des années. L’espérance c’est beaucoup plus fort, l’espérance c’est quelque chose d’énorme, et cette espérance-là ne m’a jamais quitté. Même à la fin j’avais l’espérance de mourir ! Bon, ce n’était plus de l’espérance de vie cette fois-là, j’avais l’espérance de mourir. Bon, c’était planté, mais la chance est venue là pour suppléer à cette espérance qui se plantait.
Voilà, ces trois paramètres-là, je crois, ont été sûrement, sûrement ma survie. Mais ça l’a été après aussi, cette espérance que j’ai encore maintenant : je bouge, comme vous voyez, comme un escargot ; je sais qu’un jour je serai complètement paralysé ; je ne peux plus manger, je ne vais plus au restaurant, parce que ça m’emmerde, j’en fous partout, parce que mes mains ne m’obéissent plus ; je ne peux plus écrire ; je suis obligé de signer vaguement et encore. Et j’ai quand même, presque tous les jours, oui, des moments où je m’isole comme ça, où je m’isole de moi, où je parle, où j’ai l’impression de marcher, et ça me fait vivre ça aussi ! Oh ce n’est pas l’espérance de vivre ! Non, à quatre-vingt-trois ans et demi, je sais bien que ça va s’arrêter un de ces jours. Bon, mais en dehors de ça, le peu qui me reste encore est habité par cette espérance-là.
Et je pense que cette espérance-là est nourrie par quoi… On peut se demander : par quoi est-elle nourrie ? D’abord comment est-elle venue ? Ça je n’en sais rien. Je pense que mes parents y sont pour beaucoup, mais par quoi est-elle nourrie ? Alors là, je sais par quoi. Elle est nourrie par l’amour de la vie, et j’aime la vie plus que tout. J’ai en la vie, d’abord une confiance absolue et je l’aime, et je l’aime de façon charnelle, et l’amour que j’ai en la vie, ne croyez pas que ce soit de l’amour égoïste, restant dans ma tour d’ivoire, pas du tout ! Je l’aime parce que la vie en soi, pas ma vie, La Vie mérite d’être aimée.
Entretien réalisé le 14 mars 2011