Sam Braun – éthique et expériences vécues

Transcription de la vidéo

En quoi votre expérience des camps a-t-elle changé quelque chose dans votre relation à autrui ?

Vis-à-vis d’autrui, rien. Rien vis-à-vis d’autrui. Vous savez j’ai eu une expérience très curieuse : je dis en plaisantant, comme ça, aux jeunes : « Je me suis évadé. » Oui, je me suis évadé, car dès le début, ne me demandez pas pourquoi, mais dès le début j’ai eu cette chance de pouvoir m’isoler dans un imaginaire, dès le début je me suis isolé de tout le monde. Dès le début quand je dis, et c’est vrai cela, que je n’ai pas parlé pendant dix-huit mois, je n’ai pas parlé pendant dix-huit mois de façon volontaire, non pas qu’on m’empêchait de parler bien sûr, volontairement. Je me parlais à moi tellement, je me racontais tellement d’histoires, j’étais toujours le héros de ces histoires bien évidemment. Quand on est dans sa bulle, sa bulle de protection un peu schizophrénique, bien sûr un peu, un peu, quand on est… J’ai été battu, comme tout le monde, pas plus que les autres mais comme tout le monde. Je ne sentais pas les coups. J’avais l’impression, comment dire, comme si moi, le petit bonhomme que je suis était en dehors de l’autre qui se faisait battre.

C’est très curieux, vous savez, ce dédoublement-là, que j’ai connu depuis une ou deux fois seulement, mais aussi fortement, car pouvoir s’isoler quand vous recevez des coups ce n’est pas simple ; et c’était comme ça. Quand j’avais très faim, je rêvais que je mangeais du café au lait pain-beurre, mais je ne rêvais pas la nuit, ce n’était pas des rêves nocturnes, c’était des rêves diurnes. Je m’isolais comme ça. Donc ma relation avec l’autre, pour répondre très précisément à votre question, je n’en ai pas eue. Oh si ! je l’ai eue une fois.

Pouvez-vous nous raconter cette expérience unique de relation à l’autre ?

C’était un dimanche après-midi, où on ne travaillait pas. Je travaillais à l’usine de l’IG-Farbenindustrie, c’est pour ça que je n’ai pas été gazé à l’arrivée comme mes parents et ma petite sœur, et donc on construisait une usine et on n’allait pas travaillé le dimanche. Allez donc savoir pourquoi ! Et il y avait, pas très loin de la cabane dans laquelle je vivais – j’habitais, j’allais dire…, je vivais plutôt ou je survivais, plus exactement –, il y avait deux autres cabanes qui étaient le Krankenbau, qui étaient les infirmeries, qui étaient isolées avec des fils électriques, avec des fils barbelés mais non électrifiés. Et je marchais le long de ces barbelés du côté des cabanes, quand, de l’autre côté, il y avait un déporté qui avait une blouse qui était un peu grise de saleté, qui devait être blanche une fois, qui m’a demandé en allemand quel âge j’avais, à travers le grillage, il me parlait. Je lui ai dit que j’avais dix-sept ans dans un allemand à couper au couteau sûrement, et il m’a posé la question en français. Je lui ai répondu la même chose, que j’avais dix-sept ans. Il m’a demandé mon numéro-matricule qui était tatoué sur le bras, il m’a demandé mon bloc et, le lendemain matin, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment, enfin je sais pourquoi mais je ne sais pas comment, je me suis retrouvé à l’infirmerie. Mais alors là j’ai occulté complètement le process qui m’a amené à l’infirmerie. Je ne sais pas ! Et arrivé à l’infirmerie je suis resté avec lui pendant huit jours, j’ai appris depuis qu’il l’avait fait souvent à d’autres. C’était un homme merveilleux, il était professeur, c’était le professeur Robert Weitz de Strasbourg. J’ai su qu’il a été libéré – c’était un rescapé aussi –, je l’ai suivi à travers mes amis qui habitaient Strasbourg et je n’ai jamais osé aller le voir pour le remercier, alors qu’il m’avait gardé huit jours avec lui. Et ce sera éternellement mon grand remord. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ?   

Qu’est-ce qui vous a amené à étudier la médecine ?

Je suis un homme ordinaire, tout ce qu’il y a de plus ordinaire, et j’ai toujours voulu être un homme ordinaire, à qui malheureusement il est arrivé des choses extraordinaires.

Je ne suis pas du tout de tradition médicale : chez moi il n’y a pas de médecin, dans ma famille. J’avais décidé d’être médecin après ces deux années occultées dans mon existence à Auschwitz. J’avais décidé d’être médecin parce qu’il y a une chose que je ne supporte pas ; même maintenant que j’ai quatre-vingt-trois ans et demi – je tiens à la demie – je ne le supporte pas : voir des gens souffrir sans essayer de les aider un peu. Je ne supporte pas un enfant qui pleure parce qu’il a mal, ça je ne supporte pas ; c’est physique, je ne peux pas. Et là-bas, là-bas on supporte sa douleur, vous savez ! Il fallait bien. Mais la douleur des autres c’est difficile à supporter et à accepter. Je suis convaincu qu’on n’est jamais indemne du passé et que si j’ai voulu être médecin, c’est bien en fonction de la relation avec l’autre. Si je me bats comme je me bats maintenant, c’est bien pour cela. Si tout malade que je sois – voyez, je ne marche pas facilement – je me pointe dans tous les lieux où on m’appelle, c’est bien pour cela. C’est parce que l’autre est pour moi essentiel, car le déni de l’autre c’est dénier la société. Voilà donc je crois qu’effectivement on est différent.

Entretien réalisé le 14 mars 2011

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