Sam Braun – caractères et vertus éthiques

Transcription de la vidéo

Vous avez expérimenté le pardon. Pourriez-vous nous en parler ?

Oui, je dis souvent que je n’ai aucune haine, même pour eux ou contre eux, et j’ai une preuve. J’ai été hospitalisé, quand j’ai été libéré dans les conditions rocambolesques mais romanesques que je vous ai contées. À Prague, j’ai été hospitalisé à l’hôpital Bulovka de Prague. Quand j’ai pu marcher au bout de quelques semaines, l’infirmière qui s’occupait de moi a voulu me montrer sa ville, fort belle, bien qu’un peu démolie, mais enfin elle est quand même fort belle. Et donc on m’a prêté des habits civils et je suis sorti avec elle. Nous sommes arrivés sur une place où il y avait plein de gens qui regardaient les prisonniers, allemands ceux-là, qui étaient torse nu car il faisait très chaud et qui déblayaient la place. Il y avait un gardien qui était là, qui n’était pas un S.S. bien évidemment, mais qui était un homme libre, un allié, qui les gardait. Ils débarrassaient la place. Je me suis avancé avec Vera et puis je me suis mêlé aux badauds qui regardaient, et à un certain moment, il m’a regardé et c’était horrible, horrible ce que j’ai ressenti. Il m’a regardé comme s’il me parlait, et sans rien me dire il a enlevé sa ceinture et il s’est mis à fouetter ces types. Et je n’ai pas pu supporter ça. Je suis parti en pleurant, je ne savais pas pourquoi d’ailleurs, je n’en avais aucune idée. J’étais trop jeune, j’avais dix-huit ans, je connaissais rien à rien, du moins ça, mais je ne pouvais pas supporter.

Et puis je suis arrivé en France quelques semaines plus tard, et souvent cette scène je l’ai revécue, et souvent j’avais un mauvais démon – on a tous des mauvais démons – qui venait comme ça m’interrompre en disant : « Bon, petit bonhomme, chacun son tour, toi tu as souffert, maintenant c’est eux. » Et ce « chacun son tour-là », je ne supportais pas. Ça ne faisait pas revivre mes parents, ça ne faisait pas revivre ma petite sœur, ça ne faisait revivre personne. De voir ces types fouettés, je ne le tolérais pas, je ne le supportais pas et ce démon mauvais, je le chassais.

Et c’est à ce moment-là que je me suis rendu compte, dans mes chairs, dans mes tripes, que déjà j’avais pardonné. Ce qui ne veut pas dire – parce qu’on pourrait en parler du pardon autant que vous voulez –, il ne faut pas dire non plus que le pardon c’est la clémence, pas du tout. Comme a dit Derrida, il y a des choses impardonnables et ce sont les seules qui méritent d’être pardonnées, d’une part, et que d’autre part, le pardon inclut le jugement, car on ne peut véritablement pardonner qu’à ceux qui ont été punis de ce qu’ils ont fait, même s’ils n’ont pas demandé pardon. Parce que Jankélévitch disait : « Moi je donne mon pardon, et encore, que si on me le demande. » Et puis il a dit en plus : « Seules les victimes peuvent pardonner. » Mon père, c’est mon assassinat ; l’assassinat de ma mère, c’est mon assassinat, celui de ma petite-sœur et de tous les autres. Donc je m’inclus complètement dans leur histoire. Donc je ne suis pas d’accord avec eux, enfin, ils étaient tellement forts. Mais je suis d’accord avec Derrida en revanche, de ce côté-là. Je suis surtout d’accord avec Gandhi, encore une fois, qui a dit : « Si tu rends œil pour œil, le monde deviendra aveugle. »  

Entretien réalisé le 14 mars 2011  

 

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