Anne Delbée – définition de l’éthique

Anne Delbée – définition de l’éthique

Qu'est-ce que l'éthique pour vous ? Quelle définition en donneriez-vous ?

Alors, quelle définition je donnerais de l'éthique ? Aujourd'hui je donnerais : l'amour. Ça a l'air simple, mais c'est très compliqué. Alors c'est compliqué, oui, parce qu'on voit l'amour, on ne sait pas bien : l'amour, ben oui, on n'aime pas tout le monde, etc., mais précisément l'amour est une éthique. C'est le nœud même de l'éthique pour moi.

Qu’est-ce qui vous paraît simple et qu’est-ce qui vous paraît compliqué dans ce terme « amour » ?

Pour moi se comporter bien, ça veut dire de prendre chaque être humain que tu rencontres dans la rue et de l'aimer comme si c'était ton plus grand amour, c'est-à-dire... – et même ton plus grand amour tu ne l'as pas aimé. C'est-à-dire se comporter... Je me suis rendue compte que c'était très difficile d'aimer tout le monde.

Mon père – dont Dieu sait si on se moquait nous les enfants, parce qu’à chaque fois, à chaque déjeuner du dimanche, il nous disait : "Aimer vous les uns les autres !" Et maintenant, je sais à quel point c'est la phrase... c'est ce qui définit une éthique. Parce que si tu vois qui que ce soit – quelqu'un qui te déplaît même politiquement, etc. – et tu le replaces en disant : « C'est la personne que je devrais aimer ! » Aimer ça ne veut pas dire admirer, ça veut dire : du respect, essayer d'écouter ce qu'il dit, essayer de comprendre ce qu'il dit, essayer de comprendre pourquoi il se comporte comme ça… C'est à dire comme ton propre enfant puisque, c'est vrai, les enfants c'est ce qui nous pose le plus de questions... puisque on essaye de pardonner toujours à un enfant.

Et voilà, je me suis rendue compte que c'était très compliqué d'aimer. C'est à dire qu’on ne peut pas, et ça je le pense profondément, on ne peut pas essayer de comprendre Saint Jean de la Croix ou Ostad Elahi, et en même temps, se dire qu'on va aller dans une soirée sado-maso juste pour regarder quoi, parce qu'on ne veut pas être idiot, on ne veut pas mourir idiot. Je pense que c'est beaucoup plus complexe que cela. C'est-à-dire qu'on ne peut pas imposer son éthique aux autres. Par contre, tu as le devoir toi, non pas de dire ce qu'il faut faire, mais de montrer l'exemple. Et alors là, ça commence à devenir très difficile.

Est-ce que vous auriez le même discours vis-à-vis de quelqu'un qui chercherait à vous nuire ? 

J'ai eu beaucoup de problèmes comme ça avec des gens plus jeunes que moi qui m'ont un peu traînée dans la boue – si je puis dire. La grande question est celle-ci : Qu'est-ce que je dois faire ? C’est vrai que j'ai rompu, en disant : « Stop ! » Et du coup, cela m'a fait poser une vraie question aujourd'hui : « Comment pardonner ? » C'est-à-dire qu'il faut oublier, il faut absolument, mais il ne faut pas non plus... Enfin, c'est la grande question de l'éthique, c'est : « Qu'est-ce que c'est d'admettre ? » Alors, ça ne veut pas dire être indifférent à ce qu'on vous a fait, parce que ça je crois que c'est la pire des choses. Mais qu'est-ce que ça veut dire, concrètement ? Je me dis : « Là, ces jeunes qui m'ont vraiment insultée, et qui maintenant m'appellent, qu'est ce que je dois faire ? » Parce que je ne suis pas fâchée. J'étais fâchée sur le moment, très fâchée. Je comprends de l'extérieur, parce que c'est aussi la jeunesse qui s'émancipe. Je prends cet exemple concret parce que c'est ça l'éthique, c'est un exemple concret de toutes les secondes de sa vie. C'est : « Qu'est-ce que je dois faire pour être juste ? » C'est une vraie question. La réponse est dans la question, précisément. Avant, je ne me serais pas posée la question. Maintenant je me dis : Qu'est-ce que je dois faire pour être la plus juste vis-à-vis de moi-même ?

Qu'est-ce qui, dans votre histoire personnelle, vous a sensibilisée à cette dimension de l'éthique ?

Bon, évidemment mon père. C'est évidemment l'éducation, la transmission de mon père. La transmission de mon père et de ma mère, mais je différerais les deux. Mais surtout je me souviens particulièrement de quelque chose, très très profondément. J'étais très jeune, je devais faire des devoirs et puis cela m'embêtait. J'adorais lire, de toute façon. C'est quelque chose qui m'a vraiment marquée.  J'avais dissimulé   – ce qui n'est alors vraiment rien du tout – un livre sous mon livre de mathématiques ou quelque chose comme ça. Et mon père est entré – et mon père qui était la bonté même –, il est entré et puis j'ai remis le livre. Je m’en souviens encore et il m'a dit : "Tu sais ma petite fille, il faut tout faire dans la vie clairement. Que tu aies envie de lire le livre, tu le lis, mais la pire des choses c'est de mentir." Et ça m'est resté parce que c'était d'un calme absolu. Et ça effectivement, le fait que mon père... ce qui n'est pas drôle à vivre, c'est à dire que jamais on aurait pu voler, et surtout le mensonge. C'est d'ailleurs pas drôle du tout, parce que quelques fois il vaudrait beaucoup mieux mentir. Mais même pour les plus petites choses, mon père n'admettait pas qu'on mente.

Le second événement qui me correspondait, cette idée profonde que... ayant vu Tête d'or à douze ans et demi et la rencontre avec le théâtre, vraiment le théâtre,  et avec ce texte de Tête d'or : "…que je ne perde pas mon âme, cette sève essentielle", c'est ce qui a dicté ma vie. C’est-à-dire que, quelquefois même à tort, je fais un métier de spectacle et il était hors de question que je joue une pièce de boulevard. Mais quand je me retourne, je me dis : "Qu'est-ce que je devais être insupportable !" Alors quelque part, cela m'a protégée, de toujours faire des grandes choses, de toujours essayer de faire la grande tragédie, la grande, etc.

Depuis trois ans, j'ai beaucoup changé : la maladie de Pierre, mon compagnon, pendant trois ans, et cette simplicité fait que j'ai baissé ma garde. Et je me suis rendue compte que la chose effectivement la plus difficile était d'être extrêmement humain.

Entretien réalisé le 30 octobre 2007