François Chilowicz – vie professionnelle

Transcription de la vidéo

Quelle est la place de l’éthique dans votre vie professionnelle ?

Alors là, pour le coup, ça marche en va-et-vient permanent. Déjà je trouve que je fais un métier pas très éthique : je ne suis pas réalisateur de fictions, je suis réalisateur de documentaires, au demeurant principalement pour la télé, la télévision, qui elle a un problème, c’est l’audience, le chiffre d’affaires. Donc déjà mettre en concurrence l’audience et la connaissance, la sincérité et le commerce, il y a quelque chose qui crée du décalage. Donc c’est déjà peu éthique. Donc moi j’essaye de reconstituer des choses qui sont de l’ordre de mes valeurs. Jusqu’à présent j’ai réussi à ne jamais faire un film uniquement parce que j’avais besoin de gagner ma vie et si tant est qu’il fallait que je le fasse pour gagner ma vie, j’essaye d’y remettre des valeurs qui m’intéressent. Il y a des choses que je ne transgresse pas, il y a des règles de la télévision auxquelles je n’adhère pas et auxquelles je ne me consacre pas. Voilà. Régulièrement, mais si vous voulez, c’est tout simple. Quelqu’un... Vous êtes en documentaire. Quelqu’un vous confie son expérience vécue, ce qu’il a de plus précieux, son intimité. Et puis souvent moi je travaille six mois avec les gens que je filme. Donc je vais loin dans leur intimité, je leur demande énormément, ils se donnent totalement. L’éthique ça va être, dans mon cas, de restituer de cette personne, celui que moi j’appelle – c’est une théorie qui m’est propre, la théorie du troisième personnage. Celui qui va apparaître à l’écran, c’est pas celui que j’ai filmé, j’ai pas tout pris. Même s’il m’a tout donné j’ai fait le tri. Ce n’est pas celui que moi j’ai profité sur lui, c’est un mélange des deux, c’est une fusion des deux. C’est un personnage, un troisième, un tiers qu’on reconnaît tous les deux, qui nous a guidé tout le long. Lui le visait aussi, il voulait être celui-là et moi aussi. C’est une interprétation de sa vie, dont on tire des enseignements qui vont servir. Donc je n’ai pas fait de voyeurisme. Le voyeurisme a été entièrement retraité et reconditionné pour donner du sens et exprimer quelque chose, et les analyses qui vont avec suivent. Et sur tous les films que j’ai fait, le plus beau compliment que j’ai, la plupart du temps, c’est quand les protagonistes découvrent le film : il y a une phrase qui revient, je leur souffle pas, mais ils disent à peu près tous la même. Et ça j’adore, parce que pour moi  ça veut dire qu’on est arrivé ensemble, à quelque chose en tous cas, d’équilibré. Ils disent : « Il est bien ce type à l’image. Ça me gêne de le dire, parce que c’est moi. Et en même temps ce n’est pas moi. J’aime bien ce que raconte…, cette personne-là est intéressante, elle sert à quelque chose. » Oui, on l'a créé. Donc ça c’est comme ça que je résous les questions d’éthique.

Lors de vos tournages, êtes-vous pas parfois confronté à des dilemmes d’ordre éthique ?

Oui, il y en a. Là j’en ai un très particulier, qui est assez simple. Je faisais un documentaire aux soins intensifs de neurochirurgie à l’hôpital à Toulouse, donc… J’y suis resté deux ans, pour faire dix fois vingt-six minutes pour Arte, donc un programme assez grand et qui aurait pu se faire en six mois. Si j’y suis resté deux ans, c’est que je voulais bien tout comprendre avant de filmer. Et euh… donc les gens qui rentrent dans ces services sont soit dans le coma, donc pas très loin de la mort, soit très, très paralysés, tétraplégiques ou autre, etc. Donc c’est des pathologies extrêmement graves. Le protocole est toujours le même : chaque fois qu’un nouveau patient arrivait, on demandait aux familles ou au patient s’il était conscient, ce qui était rarissime. Les patients ou les familles disaient : « Oui on accepte que la caméra suive l'évolution de notre proche », ou non. Déjà, depuis le début, je me disais : « Mais qu’est-ce que je fous là ? Dans ce service ou tout le monde se lave de pied en tête avant de rentrer, pour qu’il n’y ait pas d’infections, etc., où il n’y a que des médecins des kinés, des soignants, des infirmières. Qu’est-ce que moi je fais là ? S’il y en a bien un qui n’a rien à faire là, c’est moi. » Enfin bref, en gérant ce protocole avec les familles, où elles comprennent qu’en acceptant que leur proche soit filmé, ça fait une présence, ça peut motiver une sortie de coma, et puis ça rend hommage aux infirmières, ce à quoi les familles sont très sensibles, parce que elles voient bien que les infirmières sont très présentes. Donc c’était un peu ça qui justifiait ce vol de vie. La personne est quand même alitée, intubée, ventilée de tous les côtés. On n’a pas très envie d’être filmé quand on est comme ça. Donc enfin bref, mais pour rendre hommage, pour créer cette cohésion entre justement infirmières, soignés et familles ça avait du sens, ce qui me permettait de résoudre mon dilemme. Et un jour arrive un monsieur, coma très avancé, pas très loin de la mort, peu de chances de s’en sortir. C’était un SDF, qui était mort…, il n’était pas encore mort, il était blessé de deux plaies de couteau graves au niveau de la tête et du cou, suite à une bagarre de rue. Il avait des papiers sur lui, mais l’hôpital recherche, la police recherche : aucune famille, zéro personne, aucun lien, aucun ami n’est venu le récupérer, le réclamer pardon, demander de ses nouvelles à l’hôpital. Donc cet homme est arrivé à l’hôpital tout seul. Qu’est-ce que je fais ? Je n’ai pas de famille à qui dire « oui ou non ? » A la fois le côté insolite de cette situation m’intéresse, le côté « pas de famille » ça m’intéresse, parce c’est la seule chambre où il n’y a pas de famille, et je prends sur moi la décision de filmer. Et là je rentre dans un vrai dilemme. Ça m’a occupé… ce monsieur est décédé cinq jours après, ça m’a pris la tête pendant cinq jours. Je décide de filmer, parce que… je ne sais pas, et je transgresse, et puis je me rends compte petit à petit que ce n’est pas inintéressant, parce que dans cette chambre où il  n’y a aucune famille qui pleure et qu’il y a un monsieur dans le coma, les infirmières sont beaucoup plus, pas désinvoltes dans leur travail, mais plaisantent plus, sont plus légères, parce qu’elles oublient le patient, puisque… Finalement la tristesse venant des soignants vient de la tristesse des familles, parce que le patient est dans le coma, donc on l’oublie un peu. Là ce monsieur il n’a rien, il n’a rien qui le relie, il n’y a aucun élément de l’histoire à part les habits sales qui traînent quelque part, donc les infirmières, quand elles vont dans cette chambre, elles sont beaucoup plus désinvoltes. Je comprends des éléments d’humanité, mais… Et finalement j’ai continué à filmer ce monsieur, en me disant jour après jour : « Je ne sais pas pourquoi tu filmes, mais tu veux le filmer. Il y a de fortes chances que tu ne le montes pas à la fin. Et effectivement, j’ai compris quand il est mort. C’est-à-dire qu’il y a un moment donné où il est décédé. Les infirmières m’ont dit : « Il va décéder, là on le voit ». On voyait les courbes, c’était sur le point de décliner. Et là-dessus je suis resté dans sa chambre toute l’heure du décès et au moment-même du décès j’ai fait un zoom très lent, très large sur lui dans son lit – pas reconnaissable, dans un axe qui permettait de ne pas le reconnaître. Un plan qui dure deux minutes, qui est le moment, la minute de sa mort. Et j’ai dit : « Au moins tu n’es pas mort tout seul. » On a tout regardé avec la monteuse et on n’a jamais monté ces images, bien sûr.

Donc c’est ce genre de dilemme éthique que j’essaye de résoudre et là, en étant allé jusqu’au bout et en ayant fait ce plan final, ça paraît peu de chose, ça paraît idiot, mais j’ai le sentiment d’avoir été cohérent. C’est-à-dire que je suis rentré d’un mauvais pied, croyant faire un film, et je me suis trouvé sur l’autre pied en disant : « Je suis avec quelqu’un et puisque je suis avec quelqu’un, je vais au bout. » Là je suis en accord avec moi-même : je n’ai pas, à un moment donné, lâché la proie pour l’ombre, ou je suis allé au mieux-disant ou allé à ce qu’il a de plus efficace et plus plaisant. Mais c’est un problème global que j’ai. C’est-à-dire que faisant des documentaires exclusivement – c’est pour ça que j’aimerais beaucoup repasser à la fiction pour sortir de cette pression, qui est dure -, et sachant que mes documentaires sont surtout des sujets de société : la mort à l’hôpital, la prison, les violences conjugales -, que des sujets très durs où je suis là en train de filmer de l’hyper-intime pour le révéler au grand public et décrypter les problèmes de société, à chaque fois que je commence un film, je me dis : « Mais bon sang, qu’est-ce que je fous là ? Qu’est-ce que moi, François Chilowikz, réalisateur de Paris, fait dans une voiture de police ? dans une coursive de prison ? au tribunal ? dans tous ces endroits-là ? » Et je ne me trouve aucune raison. Bien sûr pour faire des films pour informer les gens, mais il y en a tellement, pourquoi en faire un de plus ? Enfin, ce n’est pas ma vocation. Je suis là en temps que cinéaste, réalisateur, créer une œuvre en fait, plutôt un travail d’écriture cinématographique, donc je fais du cinéma sur le dos des gens, je les exploite.  Je suis dans un truc très ambigu, parce que je ne me sens pas télé, je ne me sens pas journaliste, je ne me sens pas en reportage. Je me sens vraiment en réalisateur qui va créer une écriture, qui va faire « œuvre » entre guillemets, même si le mot paraît prétentieux, ce n’est pas dans ce sens-là. Donc quelque part  je ne risque pas... Le comédien il est payé pour ça, il le désire. Mais là, le personnage du réel… Ah ! si, le personnage du réel, c’est bon pour l’égo, ça résout les problèmes de narcissisme, de reconnaissance, etc. C’est un peu lâche d’utiliser, d’exploiter cette facilité chez l’autre pour le filmer. C’est ce que font les confrères journalistes, en général, ils arrivent toujours. Mais moi c’est la partie la plus insupportable de mon travail. C’est là où je souffre le plus dans mon métier, en réalité. Et je n’ai trouvé qu’une seule réponse, qu’une seule solution à ça, c’est que je travaille énormément. France 2, par exemple, m’a demandé de faire un documentaire sur le sens de la peine ; à quoi sert la prison en France. Avant de faire la première image, j’ai passé deux ans et demi, tous les jours, soit au commissariat, soit au tribunal, soit en prison à rencontrer des gens, le plus de gens, jusqu’à ce que ce projet, ce sujet soit éprouvé dans mon corps, jusqu’à ce que je me sente avec les flics aussi à l’aise qu’un flic, - d’ailleurs les mecs me prenaient pour un policier de la BAC -, avec les magistrats aussi à l’aise que si je l’étais, etc., etc. Avec les détenus, on a le même vocabulaire qu’eux, etc., à un point tel qu’on ne me remarque plus et qu’à ce moment-là je n’ai plus besoin de poser la question : « Mais qu’est-ce que je fous là ? » Je suis là.

Et alors, bizarrement, la caméra, qui embête, qui impressionne, qui fait peur dès qu’elle se met en route - ça fait deux ou trois ans que je suis là, c’est pareil à l’hôpital, il y a eu un an de repérage -, quand elle se met en route, quand elle se déploie, c’est moi, simplement j’ai une caméra en plus au bout de la main. La relation continue à être la même, on continue à parler de la même façon, sauf que j’ai une caméra en plus. Ça se passe extrêmement bien. Les gens voient bien que je filme, ce n’est pas à leur insu. Et je me souviens, les infirmières me disaient : « T’avoir avec nous dans les box, quand on a des patients, c’est bizarre, mais on commence à s’y habituer. Mais comment on va faire quand il y aura la caméra ? » Je leur ai dit : « Vous verrez, un jour, je ne sais même pas quand, peut-être même que je ne m’en rendrai pas compte, la caméra va arriver toute seule ! » Et c’est ce qui s’est passé. Un matin, il y a infirmière qui me dit : « Viens, prends ta caméra, on va y aller ! » Et c’est là que commence le tournage. Sur la prison, ça s’est passé à peu près pareil, ce qui fait que je me suis retrouvé dans des lieux qui n’ont jamais été filmés, mais sans que la question de la caméra pose de problème. Et la posture de la caméra était suffisamment bien fondue dans la réalité des protagonistes, que c’était plutôt les protagonistes qui me portaient pour me permettre d’avancer dans mon film, que moi qui les tirais pour les faire entrer dans le film. À partir de là les questions d’éthique se résolvent pas mal, à condition qu’à l’arrivée je restitue un montage à la hauteur.

Entretien réalisé le 20 janvier 2015

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