François Chilowicz – expériences vécues

Transcription de la vidéo

Vous avez filmé dans des milieux très difficiles, comment cela vous a-t-il marqué ?

De ce point de vue là je dois reconnaître film après film et surtout depuis quinze ans où je fais beaucoup de cas de société durs, vraiment durs, durs, et puis il y a des films où je me suis mis en danger, j’arrive un peu dégoûté, ce qui est dommage. Mais dégoûté par, je ne sais pas, une sorte d’incurie humaine, c’est-à-dire des choses, que je trouve hallucinant que des gens se comportent, la façon dont les gens se comportent les uns avec les autres, la façon dont ils se considèrent. Alors après, les films ne sont pas arrivés par hasard. Chacun des sujets que j’ai traité, je me suis rendu compte qu’ils sont venus résoudre une difficulté que j’avais en moi. Les infirmières, c’était clairement la peur de la mort. Depuis ce film là je suis assez au clair. Peur de la mort, enfin, c’est une relation beaucoup plus sereine pour la mienne. Je n’ai pas résolu le problème de la mort des autres, qui m’est insupportable, qu’ils me soient connus ou inconnus. Donc là on est de nouveau dans une recherche de cohérence, d’éthique. Pour la mienne, c’est réglé, enfin, la question. Je ne pense pas que je dirai « Super, ça arrive ! », mais enfin, voilà. Donc les films me permettent de…, ils me laissent, ils m’impriment. Le rapport entre l’amour et la violence dans Violences conjugales était très net. C’est qu’à un moment donné, OK, j’ai rencontré trois cents, quatre cents femmes victimes de violences conjugales. J’en ai filmé six à l’arrivée, mais j’en ai rencontré trois cents pour comprendre le problème et avec chacune c’était vingt à trente heures d’entretien, pour bien comprendre. Et à un moment donné je suis allée voir les féministes, je leur ai dit : « Il y a un truc que je ne comprends pas : où est la limite entre la dispute conjugale violente et la violence conjugale ? Limite très ténue." Et elle me dit : « Effectivement, limite très ténue », parce qu’il y a des couples qui s’engueulent violemment, sans pour autant qu’il y ait clairement de la violence, sauf si le dernier a un geste en plus, mais dans l’absolu, c’était une vraie dispute. Et en fait une des féministes m’a répondu une réponse qui depuis m’est restée, elle me sert tous les jours : « La violence commence à partir du moment où il y a négation de l’autre. » C’est-à-dire qu’on cesse de considérer l’autre pour ce qu’il est, pour ce qu’il est appelé à devenir et qu’on le veut pour ce qu’on a besoin pour soi-même. C’est-à-dire que la violence conjugale commence dans l’amour à partir du moment où on cesse de pousser l’autre à devenir ce qu’il aspire à devenir, et à partir du moment où on cherche, par des manipulations des fois très subtiles d’ailleurs, sans menacer avec une hache, où on cherche à le transformer, à le modifier, pour qu’il joue auprès de vous le rôle qu’on a besoin qu’il joue : qui n’est plus son rôle, qui est celui qu’on lui a attribué. J’ai trouvé que cette définition était parfaite, ce qui me permettait de clarifier que certaines violences physiques pouvaient ne pas être de la violence conjugale et que d’autres violences très légères pouvaient être de terribles violences conjugales. Mais ça a aussi reconditionné tout mon rapport à l’autre. À partir de là – ça je l’ai compris dans les repérages, je n’avais pas encore tourné -, mais à ce moment-là, après tout ça j’ai eu le résumé du film, et je me suis dit : « Mais qui peut dire qu’il est complètement clean, propre de toute violence en amour ? Qui n’a pas été tenté, à un moment donné ou à un autre, dans ses amitiés ou dans ses amours véritables, d’instrumentaliser un peu l’autre à des fins beaucoup plus égoïstes et inavouées, inavouables, dont il ne se rend pas forcément compte, mais dont il est responsable et dépositaire ?" Personne, tout le monde, enfin c’est humain. Donc c’est devenu..., ça veut dire que les violences conjugales c’est nous, ce n’est pas les autres, ce n’est pas les pauvres dans les quartiers difficiles où ils ne savent plus comment faire, ils sont bourrés, ils se tapent dessus parce qu’il n’y a pas de sous, ils ne sont pas instruits. D’abord ça existe aussi dans les milieux aisés, tout autant ; on n’en parle moins, mais ça existe tout autant. La violence conjugale c’est nous dès qu’on cesse de considérer pleinement l’autre dans le rapport à l’autre. Donc ça a donné un résumé très simple. Le résumé du film, pour moi c’est, en paraphrasant Flaubert : les violences conjugales, c’est nous. Et donc j'ai décidé que je ferai un film où, à la fin, il faudrait que tous les spectateurs, même ceux qui n’ont pas vécu dans la violence, éprouvent un sentiment de malaise, ne se sentent pas bien, un truc... Et c’est exactement l’effet que donne le film. Plein de gens m’ont dit : « Je suis pas bien après. J’ai touché le dégueulasse, mais je ne sais pas pourquoi. » En se touchant eux-mêmes, en faisant allusion à eux-mêmes, alors qu’ils ont vu la violence des autres. Donc voilà. Moi j’ai pris la leçon d’éthique et je l’ai profondément ressenti, et en fait tout a été pour… Oui, c’était une façon, oui, d’amener le spectateur à dire qu’il n’est pas si loin, que ce n’était pas l’autre en face et qu’il était partie prenante de ce mécanisme aussi, lui.

Quelle a été votre expérience professionnelle la plus marquante du point de vue éthique?

Pour les films sur Prison, Police, Justice, en fait j’ai passé cinq ans, quatre cinq ans, je ne sais plus. Deux trois ans de repérage et deux ans de tournage, suivis d’un long temps de montage. On montait au fur et à mesure, mais c’était assez long quand même. Oui, là j’ai quand même eu des questions éthiques, un peu, que je n’ai pas résolues complètement. C’est-à-dire que le principe était le suivant. Je me disais : "Il ne faut pas mettre en cause le mis en cause". Ça veut dire qu’il ne faut pas que la personne qui a commis un délit, un crime ou n’importe quoi, que ce soit vrai ou faux, qu’il y ait ou pas présomption d’innocence, que ce soit plus ou moins grave, plus ou moins sérieux, que ce soit une tablette de chewing-gum ou un assassinat, peu importe, il est hors de question que si elle participe au film pour nous documenter sur ce que c’est que la procédure pénale en France, c’est-à-dire à quoi sert la prison, du poste de police jusqu’à la sortie de la peine, il est hors de question que cette personne, qui nous donne sa procédure – c’est sa vie qui est étalée - souffre au-delà du film, même si ça ne la dérange pas. Il y en a plein qui m’ont dit : « Mais tu peux me filmer, y a pas de problème, moi je m’en fous, même si dans dix ans on me reconnaît, moi je m’en fous. J’assume que j’ai fait de la prison pour avoir volé ci ou volé ça. » Pour moi par contre c’était une décision que je prenais pour deux. Donc ça donnait la forme narrative du film. On l’a résolu de façon très simple, c’est que la caméra est tout le temps positionnée derrière le mis en cause, quasiment l’objectif sur son épaule, ce qui fait qu’on ne le voit jamais, on entend ce qu’il dit, on entend ce qu’il entend, on voit ce qu’il voit, et tout est vu de son point de vue. Donc quand le magistrat lui parle, c’est quasiment en spectateur face caméra. Donc le spectateur se retrouve embarqué dans toute la procédure, parce qu’ensuite … si personnel ne l’interpellent à sa sortie de prison… Donc là il y avait un positionnement juste, qui me permettait de résoudre un problème éthique et qui me permettait de résoudre un problème de forme. C’est-à-dire que là tout d’un coup j’avais une forme narrative inédite et super intéressante pour découvrir la procédure pénale : le spectateur est dans les yeux du mis en cause. Il marche, quand le mec marche en prison, il marche à côté de lui, donc on la voit de ses yeux. Alors comme je voulais malgré tout les protéger, on a modifié leur nom. On a transformé les noms de lieux quand ils étaient reconnaissables. Simplement, il y a deux trois prénoms qu’on n’a pas pu changer, parce que c’était trop compliqué dans le contexte, et le timbre de la voix demeurait, ou certains détails de l’affaire demeuraient. Alors quand c’est un mec qui a dealé cinquante grammes de shit en bas de son immeuble, ça n’a pas grande importance : ça ne va pas aider les flics pour l’enquête suivante et ça ne va pas nuire à sa réputation. Quand c’est quelqu’un comme le personnage de R., dans le film, qui est là pour une affaire de mœurs, dont il se déclare innocent, c’est compliqué, c’est très compliqué. Je pense qu’il fallait monter cette affaire entièrement, parce qu’elle est très complexe, elle relève plein de paradoxes, on voit bien l’acharnement de la justice, on voit bien un déni de sa part. Enfin, tout ça se mélange. On est pile dans la problématique judiciaire, entre acharnement et déni, donc là c’est vraiment…  et on ne sait pas qui détient la vérité. Tout le monde ment manifestement, ça c’est clair, donc c’était très important de le faire. Mais à la fois cet homme, même si après deux ans de procédure de toute façon tout le voisinage, tout le quartier est au courant, parce que les gendarmes avaient interviewé je crois quatre-vingt-dix personnes autour de lui, donc tout le monde savait ce qu’on lui reprochait. Ah ben quand on a vu le film à la télé, sa voix a été reconnue, et… Moi j’étais bien emm..., vraiment  j’ai rien à dire, là. Je suis désolé, c’est tout. C’est peut-être pour ce genre de choses que je n’ai plus refait de film depuis ce film là. Ce film s’est arrêté il y a deux ans, depuis j’ai très peu travaillé. Et je n’avais pas envie de travailler. C’est-à-dire que j’ai tellement, entre guillemets, l’expression est grossière, « bouffé du réel », consommé des gens dans ce qu’ils avaient, que tout à coup j’ai considéré que c’était trop. D’abord moi je n’avais plus d’appétit, et je considérais que c’était allé trop loin, et qu’Hors-la-loi, justement ce film-là était allé un peu loin et avait franchi des problèmes d’éthique qui - même si je considère que ce que j’ai fait n’est pas très grave en soi, parce que je n’ai rien défloré, ni rien -, c’est grave pour lui. Ça me suffit pour être grave. Donc voilà.

Entretien réalisé le 20 janvier 2015

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