Miguel Angel Estrella – transmission de l’éthique

Transcription de la vidéo

D’après votre expérience, comment est-ce qu’il est possible aujourd’hui de motiver les jeunes à vivre de manière éthique ?

Le milieu le plus difficile ce sont les favelas, les bidonvilles du tiers-monde et aussi le quart-monde de la communauté urbaine, parce que ce sont des lieux qui sont un miroir de la société et où il y a tous les fléaux du monde. Alors, on a affaire dans le travail à des gens submergés par le désespoir, parce que ils ont été discriminés, parce qu’ils sont pauvrissimes, parce qu’ils sont envahis par une publicité dont la presse est responsable. La presse mondiale. Donc la violence, la délinquance, la prostitution, la drogue font des ravages. C’est un milieu très difficile. Le travail consiste pour beaucoup dans le dialogue. Dans ce milieu, il faut trouver des petites étincelles de la personnalité de ces groupes humains plongés dans le désespoir total, parce qu’il n’y a aucun espoir pour eux, donc ils doivent voler, ils doivent être délinquants. Il y a des enfants de cinq ans. «  Que fais-tu ? » je demande. « Je vole. » Leur vie c’est le vol.

Donc c’est un dialogue lent et long pour trouver des éléments qui vont te donner de petites lumières. Ma grand-mère dirait « la grâce qu’il y a en chaque individu ». C’est ça la recherche pour entamer un dialogue et encourager l’auto-estime. Leur dire : « Tu as des valeurs. Tu n’es pas qu’un voleur, tu n’es pas qu’un prostitué, tu n’es pas qu’un drug-addict et tu as d’autres éléments. »

Pourriez-vous illustrer cela par une expérience vécue ?

C’était dans un bidonville de Cordoba, en Argentine, où les animatrices étaient trois jeunes filles. Un jour, je suis allée jouer du piano pour les enfants de ce bidonville et pour leurs familles et on s’était mis avec Caritas, qui fait du bon travail. Donc nous faisions de la musique, de l’animation musicale dans trois restaurants du cœur pris en charge, financièrement parlant, par Caritas. C’était pour les enfants de un à quatre ans. Mais évidemment tous les frères et sœurs plus âgés, jusqu’à l’âge de quinze ans, venaient, sous prétexte d’amener les petits, pour manger. On a compris et les trois animatrices avaient eu une idée géniale. La présidente de Musique Espérance du coin avait dit : « Là où il y a les enfants, il faut jouer. »  Donc ils ont dit : «  Bon, inventons un jeu ! » On demande au plus âgé : « A quoi jouais-tu quand tu avais cinq ans, quatre ans ? » «  Je volais. » Leur réponse était unanime : « Je volais. » Le vol était un jeu qui les excitait beaucoup, évidemment. « Alors, inventons un jeu ! » On a commencé à lancer des idées, faisant participer tous les jeunes. Ils ont inventé un jeu et l’ont joué. Le lendemain on revient, on joue à nouveau et après on se dit : si on mettait de la musique sur ce jeu ? Et on jouait en chantant, inventant des mélodies, des choses, des idées les unes et les autres ; une participation collective. On choisit quatre ou cinq mélodies et on joue en chantant. Bon. Trois jours après on rajoute la danse. Une semaine plus tard, ils étaient tous emballés par le jeu qu’ils avaient inventé. Ça c’est la créativité. Puis on a mis une carte de l’Afrique, du Sénégal. On raconte l’histoire du Sénégal. « Ce sont des enfants qui parlent une autre langue, mais si nous mettons le jeu par écrit, nous allons pouvoir le traduire et nous mettre en rapport avec d’autres jeunes du Sud, pour qu’ils apprennent notre jeu, celui que nous avons inventé. »

Donc c’est un programme qui s’appelle Kaléidoscope, qui a été, Dieu merci ! adopté par celui qui était ministre de l’Éducation nationale en Argentine – un homme très créatif, intelligent au possible –, comme programme national : Kaléidoscope, par exemple. C’est-à-dire les arts à partir du jeu, du ludique. C’est fantastique. Ça c’est soixante-huitard : l’imagination au pouvoir.

Vous semblez établir un lien privilégié entre la pratique de la musique et l’apprentissage de l’éthique…

Vous savez, le fait de faire de la musique ensemble génère une autre communication d’un autre niveau. C’est le musicien qui vous parle. On peut parler de beaucoup de choses. Par exemple, comme je le disais tout à l’heure : approfondir l’auto-estime de chaque individu. C’est un problème très important pour encourager à assumer une attitude éthique.

C’est après, en faisant de la musique ensemble, qu’on peut aller très loin : par exemple raconter les faiblesses que tu as eues dans ta vie, pour ne pas te montrer comme un prof, mais comme un être humain faible – enfin, qui a des faiblesses comme tout être humain – et tes erreurs. Pour les encourager à se sentir… enfin, avoir un rapport horizontal, non pas de hiérarchie, mais d’un animateur qui est président de Musique Espérance. Parce que ça joue contre, n’est-ce pas. La notoriété et la célébrité aussi jouent contre, parce qu’ils assimilent, dans la société matérialiste où nous vivons, dans laquelle nous sommes plongés jusqu’aux os, le fait que le triomphateur riche et célèbre... Et c’est très difficile d’avoir des rapports horizontaux quand il y a cette hiérarchie.

Pourriez-vous nous raconter des expériences vécues d’apprentissage  artistique  devenu vecteur d’apprentissage éthique ?

Nous avons fait une étude il y a deux ans, dans tous les bidonvilles où nous avons travaillé en Argentine, sur tous ces enfants qui ont été modelés par l’éthique de Musique Espérance, par la culture du travail, de l’effort pour apprendre à danser, pour apprendre la technique d’un instrument comme la guitare, qui les a sauvés de tous ces fléaux qui sont propres à un bidonville. Ces jeunes que j’ai connus quand ils avaient cinq ans, six ans, aujourd’hui ont vingt-cinq ans et il n’y a pas un seul cas de drogue, ni de prostitution, ni de délinquance ; ils ont tous la culture du travail, c’est-à-dire qu’il faut gagner sa vie. Ils ont un métier qui est la musique ou la danse, ou des choses qu’ils ont apprises. Certains de ces jeunes sont devenus des animateurs de Musique Espérance et quand il s’agit par exemple du travail que nous sommes en train de faire dans ce bidonville, dont je parlais tout à l’heure, en plein cœur de Buenos Aires, ils s’inscrivent comme volontaires.

Nous payons des salaires minimes, mais ils ne veulent pas toucher un rond. Ils disent : « Nous venons rendre à Musique Espérance ce qu’elle nous a donné. » Ça, c’est la gratitude. Le temps nous a montré que c’est payant. L’amour avec lequel nous nous sommes impliqués pour sauver ces jeunes, parce que nous avions compris…

Je savais très clairement, il y a vingt ans, qu’un enfant qui lit des poèmes, qui danse, qui est capable d’inventer des mélodies, de jouer d’un instrument, se met debout dans la vie avec des pattes très solides, parce qu’il a découvert qu’il a une créativité. C’est la chose que je me tue à faire passer au conservatoire, quand je dis : « A quoi bon un solfège aussi orthodoxe et maniaque ? Priorité à la créativité : c’est la chose qui donne l’impulsion pour maîtriser un instrument, pour maîtriser la voix, la voix humaine. »

Entretien réalisé le 14 juin 2008

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