Miguel Angel Estrella – éthique et notoriété

Transcription de la vidéo

Est-ce que la notoriété dont vous jouissez vous a posé des difficultés d’ordre éthique ? Le cas échéant, comment les avez-vous gérées ?

C’est important, parce qu’évidemment nous sommes éduqués, au conservatoire et dans les milieux artistiques, dans la recherche d’une place au soleil la plus importante possible, qui est liée – je me redis – à l’argent, au pouvoir de l’argent et à la célébrité. Alors, inutile de te dire que, quand j’ai commencé à faire des concerts en public, j’étais très flatté par les applaudissements. J’étais très sensible quand je gagnais des prix nationaux ou internationaux. Quand on me caressait dans le sens du poil, je n’étais pas insensible.

L’important ; qu’est-ce que c’est l’important pour moi et mon piano ? Vous savez, quand je peux travailler deux heures le matin, ces deux heures sont consacrées à la jouissance de faire de la musique. Pas comme quand j’étais jeune, où je me disais : « Oh ! quand je jouerai ça à la Salle Pleyel à Paris, ou... ! » C’est vrai qu’il y avait ça non pas dans mon inconscient, mais dans mon conscient. Je me disais : « Ah ! Si j’arrive à jouer ça dans telle grande salle du monde ! » Je n’osais pas me dire : « J’aurai le public à mes pieds », mais je le pensais inconsciemment. Avec le temps, j’ai compris que c’était très mesquin comme analyse, très mesquin. Et après, quand j’ai vécu ces deux heures de jouissance – parce que ça ressemble beaucoup à l’amour, de jouer du piano –, je sais que je peux encaisser n’importe quelle difficulté de la journée, parce qu’il y a eu ces deux heures de jouissance qui est une manière de dire : « Grâce à Dieu, j’ai cette possibilité ! »

Après vos deux années de prison en Uruguay, où vous avez été torturé, vous êtes resté dans la même ligne de conduite…

Oui, et un beau matin, dans un château de la Loire, on me téléphone : «  Il y a deux messieurs très élégants qui vous attendent en bas. » Je dis : « Je n’attends personne. » C’était deux grands impresarios : «  Excusez-nous, mais… » « Mais comment saviez-vous que j’étais là ? » « C’est votre chauffeur qui vous a trahi. Vous avez une fortune à vos pieds et vous ne voulez pas la voir. Laissez-nous gérer vos affaires ! » Je leur ai dit : « Je vois la fortune, ça ne m’intéresse pas. Deux choses, je vais être franc : je ne suis plus le pianiste que j’étais. J’ai beaucoup de séquelles et il me faudra beaucoup travailler. » « Nous avons la patience nécessaire, traînez deux ans, trois ans, mais dès que vous commencerez à jouer en public, c’est nous qui gérerons vos affaires. Il y a des tournées, il y a les cachets les plus impressionnants qu’on offre pour votre retour au public. » J’ai dit : « Non. Non, excusez-moi, mais d’abord les contrats et tout ça… En plus, dès que je commencerai à rejouer en public il y aura une clause empêchant les organisateurs de faire la pub d’un concert sur mon martyr. »

Entretien réalisé le 14 juin 2008

 

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