Miguel Angel Estrella – éthique et gratitude

Transcription de la vidéo

Éthique et gratitude

La gratitude, c’est une chose que ma mère aussi nous a incrustée. Elle disait: « Vous savez, rien ne tombe du ciel comme les bananes, donc quand quelque chose vous arrive dans la vie, il y a un être humain qui a provoqué ça, enfin qui a rendu possible ça. Remerciez jusqu’à la fin de ses jours ! »

Et il y a une histoire, si tu as le temps, tu la mets… Années soixante. J’avais gagné un prix, qui était une bourse. Nous, on vivait avec juste ce qu’il faut d’argent, juste, et on travaillait tous les deux, on avait des élèves. Cette année de la bourse je pouvais travailler dix heures par jour le piano. J’avais fait des progrès remarquables.

Il y avait un homme de l’âge de mes parents, Mauricio, un archimilliardaire qui était tombé amoureux de nous, de nous deux. Mais c’était moi qu’il avait connu le premier, dans un récital où j’avais fait la première d’une œuvre de Messiaen, Olivier Messiaen. Et il avait découvert Messiaen. Il avait perdu son fils dans un accident et le fils avait mon âge : vingt-trois ans.

Il venait régulièrement nous rendre visite dans un quartier modeste, là où nous habitions, où j’habite toujours, à Buenos Aires. Il téléphonait et disait : « Marthita, je veux prendre le thé avec vous. J’ai une heure et j’aimerais t’entendre chanter et que Miguel joue pour moi. » Mais il a senti chez Martha une certaine préoccupation, alors il lui a dit : « Il se passe quelque chose, tu es inquiète. » « Oui, oui, mais tout va bien. » « Non, non, je peux être ton père, tu peux me parler. » Et à un moment, où je suis descendu pour chercher je ne sais pas quoi, elle lui disait: « Je vais te dire, Maurice, la bourse de Miguel est finie, donc il va revenir à donner des leçons. » « C’était combien la bourse ? » Il n’était pas très généreux, n’est-ce pas, mais c’était l’un des maîtres de la Patagonie. Alors on allait rarement chez lui, parce que, bon, ce n’était pas notre milieu, on se sentait mal à l’aise et c’était l’aristocratie la plus oligarchique d’Argentine. Et quand je suis monté, il m’a dit : « Marthitha vient de me dire que ta bourse est finie. Tu as la même bourse pour une année. » Alors j’ai eu donc la bourse de Mauricio et tous les mois je lui faisais un rapport.

Ça ce sont des choses que nous a appris ma mère : rendre compte des choses qu’on a fait. Toute la quantité d’heures que j’avais travaillées, les œuvres que j’avais montées, enfin bref.

Après il y a eu la naissance de mon fils Javier et ma mère vient à Buenos Aires pour la naissance de son premier petit-fils. Et ma mère sortait, rentrait, sortait, rentrait tout le temps et on n’arrivait pas à imaginer derrière quelle affaire elle était. « Où vas-tu maman ? » « N’importe, c’est mes affaires. » « Où es-tu allée maman? » « N’importe, c’est mes affaires. » Bon bref. Et après elle est partie.

Mauricio nous téléphone un jour pour nous dire : « J’ai vécu l’histoire la plus extraordinaire de ma vie, il faut que je vous voie, donc je viens prendre le thé avec vous. » Et donc il est venu, très ému, en larmes même, Mauricio : « Vous savez, un jour le téléphone sonne et ma secrétaire me dit : − C’est Madame Estrella. Il dit : − Marthita ?  − Non, je ne pense pas, je pense que c’est la mère de Miguel Anguel. – Alors je ne suis pas là. » Alors il nous dit : « Je dois vous avouer qu’on me demande tellement de choses que j’échappe à la quantité de demandes, parce que je suis riche. Bon, personne n’est parfait. Et cette femme insistait, insistait et rien à faire. Donc elle est venue au bureau et je ne l’ai jamais reçue. Un jour, je me trouve chez moi, il est huit heures du soir et le majordome me dit : − Il y a une dame qui s’appelle Estrella, comme Miguel mais qui n’est pas sa femme, qui est sa mère. Elle est à la porte, Monsieur.  − Dites-lui que je ne reçois personne chez moi.  − Elle insiste, Monsieur. Elle dit qu’elle ne va pas s’en aller, qu’elle veut vous parler. − Dites-lui que je suis occupé. − Monsieur est occupé, Madame.  − Dites-lui que je vais attendre même jusqu’à minuit, que je vais rester là » Déterminée.  « Alors je suis sorti, nous dit Mauricio, et je vois devant moi une femme, de classe moyenne avec un regard transparent, qui me dit : − Je suis désolée de te déranger, Mauricio. Tu es chez toi, mais je voulais juste prendre tes mains et te dire merci parce que mon fils a beaucoup progressé, parce que tu l’as aidé. Je voulais voir ton regard et te dire merci. »

Alors Mauricio nous a raconté ça avec des larmes aux yeux, nous disant « Je n’ai jamais vécu une histoire aussi belle ! » Voilà. Ça c’est la gratitude, par exemple.

Je suis un militant et chaque fois que des choses m’arrivent, qu’elles me viennent de n’importe où, des militants de Musique Espérance ou… des choses de mes enfants, je remercie toujours d’une manière militante. Des choses que je ne peux pas comprendre… Par exemple, dans la vie diplomatique, ça n’existe pas, n’est ce pas ? Mais, même quand j’écris les câbles, mes collaborateurs sont obligés de les modifier parce que je dis : « Providentiellement telle chose est arrivée, Dieu merci ! » Ça ce sont des choses qu’on ne fait pas dans la vie diplomatique.  Mais quand je fais un concert et que je suis conscient que j’ai donné le meilleur de moi-même, je remercie aussi le ciel, pour l’inspiration, et aussi les gens qui m’ont permis de travailler, de trouver mes cinq heures et demie tous les jours. Enfin, bueno, bref.

Entretien réalisé le 14 juin 2008

 

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