Maurice-Ruben Hayoun – éthique et religions

Transcription de la vidéo

L’éthique du judaïsme est-elle différente de l’éthique chrétienne ?

Absolument pas, et mon prochain livre sur Renan montrera la grande proximité de ces deux religions, qui sont nées l’une dans le giron de l’autre. Alors j’ai coutume de dire la phrase suivante, qui a beaucoup plu à l’archevêque de Paris, le nouveau : « Judaïsme et christianisme sont deux religions différentes l’une de l’autre, mais ce sont des religions qui ne sont pas indifférentes l’une à l’autre. » C’est-à-dire qu’elles prêchent la même éthique. Je corresponds avec le Pape, je corresponds avec lui en allemand ; j’ai lu son livre sur Jésus, que je  vous invite à lire, Jésus de Nazareth. J’ai même fait une conférence dessus, sur Le Sermon sur la Montagne, le livre et son dialogue avec le rabbin Neusner, qui a fait un très beau livre fictif qui se dit A Rabbi talks with Jesus. Neusner file deux mille ans en arrière et se glisse parmi les fidèles, les adeptes qui écoutent Jésus dans son sermon sur la montagne. Nous savons bien que Jésus n’a jamais fait ce sermon, mais le sermon reflète l’esprit de Jésus. Il discute avec lui, il dialogue avec lui avec beaucoup de respect et de fraternité, et il lui dit : « Jésus, je ne suis pas d’accord avec toi, pourquoi tu fais ça, pourquoi tu dis ça ? » Et l’autre lui répond : « Écoute! Voilà ce qu’on doit faire. » Et des deux côtés, le dénominateur commun, malgré les différences, c’est quand même le rapprochement éthique.

Et puis, il y a quand même une chose qui est fondamentale, c’est le commandement de Lévitique, je crois 19-18 : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Et on a traduit « ton prochain ». Le texte hébraïque ne dit pas ton prochain, parce que ton prochain ce n’est pas l’absolu, c’est un comparatif. C’est en réalité « Tu aimeras celui qui te côtoies, car il est comme toi. » Et c’est Luther qui a traduit en allemand « Du wirst deinen nächsten... » Lui a carrément mis un superlatif, alors qu’à l’origine ça n’en était pas un, ce qui a fait dire à certains antisémites allemands que les Juifs ne s’aiment qu’entre eux, ce qui n’est pas vrai, ce qui n’est absolument pas vrai, puisque dans la tradition juive, même la fête la plus belle, la plus triomphante, si je puis dire – c’est la fête de Pâques ; c’est une fête où nous ne lisons pas le Te Deum, c’est-à-dire le Halel dans son ensemble, parce que Dieu dit – en fait ce sont les rabbins – : « Pourquoi voulez-vous que Je sois très content ? J’ai dû noyer mes fils, les Égyptiens, dans la Mer Rouge. » C’est quand même incroyable ! C’étaient des esclavagistes, mais Dieu dit : « J’ai dû les noyer parce qu’ils se conduisaient mal, et finalement Je suis un peu en deuil parce que c’est Moi qui les ai créés. » Et ça c’est souvent occulté par, disons le franchement, même si je n’en ai jamais souffert, par des antisémites. Il faut le dire. Sur mes cinquante livres parus, je n’ai jamais parlé plus de deux lignes sur les antisémites et l’antisémitisme. Mais il existe et il y a une manière d’appréhender les choses. Par exemple de dire : « Oui, les Juifs, oh ceci, oh cela ! » alors que ça n’est pas vrai. Alors que la doctrine juive, finalement, on n’en connaît pas l’essence véritable, parce qu’elle n’a jamais pu se déployer dans un environnement pur de toute haine ou détestation. Et il est évident que si je vous déteste ou si vous me détestez, nous n’allons pas avoir un échange qui reflète de manière authentique notre pensée profonde. C’est pourquoi je considère que justement la première interdiction édictée par l’éthique c’est la haine raciale et la haine religieuse, c’est-à-dire entre autres l’antisémitisme, l’anti-ceci, l’anti-cela, l’antichristianisme, l’islamophobie, la judéophobie, tous les vocables qui ont hélas tendance à fleurir ces temps-ci.

L’éthique dans l’islam vous paraît-elle différente ?

Non, elle n’est pas différente, c’est son application qui l’est. D’abord il faut placer les réalités historiquement. L’islam est la dernière des grandes religions monothéistes. Cela ne veut pas dire qu’elle est moins bonne, mais cela ne veut pas dire non plus qu’elle est meilleure. Or étant la dernière, elle n’a pas eu encore le temps de se décanter. Je vais vous donner un exemple : examinons les représentations juives anciennes de la figure du messie. Au début, lorsque l’empire hébreu était dans un état de grande force, on se représentait le messie-roi comme un roi flamboyant, monté sur un cheval caparaçonné d’or. Et lorsque les premières déconvenues de l’histoire ont commencé de s’abattre sur le royaume juif et qu’on a perdu le royaume de Juda, et ceci et cela, le prophète Osée et les prophètes plus tardifs nous représentent le messie comme un mendiant juché sur une ânesse. Et plus tard, dans le Talmud, on nous dit : « Où est le messie ? » On nous dit : « C’est un mendiant assis aux portes de Rome. » Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que la puissance mondiale, politique, militaire qui écrase tout, c’est Rome, et Rome occupant Jérusalem, et la Judée, et la Galilée. Celui qui doit sauver Israël n’est qu’un mendiant aux portes de cette immense cité.

Ça veut dire, en termes métaphoriques ou en termes disons allégoriques : la force ne doit pas primer le droit. La force ne doit pas primer le droit, mais on sait ce qu’en disait Pascal, toujours cette opposition. C’est plus qu’une tension dialectique, c’est une tension très laide, je dirais même d’une réalité féroce, qui fait que les principes n’arrivent pas à s’imposer contre la force, et que parfois, hélas, pour imposer les principes on les souille par un recours à la force brutale ou à la force violente. Et c’est d’ailleurs un peu ce que Renan disait dans sa Philosophie de l’histoire. Il disait : « Il y a trois grandes puissances : Jérusalem pour l’éthique, Athènes pour la philosophie et la pensée, et Rome pour la force. » Il dit : « La force n’est jamais sympathique » et il a raison. Mais sans la force, ce que nous appelons la force publique, ce serait la loi de la jungle. Pas besoin de développer, ce serait la loi de la jungle. Les petites grand-mères ne pourraient pas rentrer chez elles, déjà c’est difficile, même dans les beaux quartiers ; les enfants ne pourraient pas revenir paisiblement de l’école, bref, tous ceux ou celles qui n’ont pas une force physique brutale seraient en danger et vivraient dans une insécurité permanente. C’est ce qu’on appelle en allemand das Faustrecht, c’est-à-dire le droit du poing, le droit du plus fort.

Donc c’est une question d’application de l’éthique ?

Pour l’islam, j’y venais, il y a un islam politique qui a totalement, de notre temps, occulté l’islam éthique, c’est-à-dire l’islam religieux. L’islam, ça veut dire, en réalité, la soumission à Dieu. Des êtres soumis à Dieu, en principe, ils ne font pas la guerre, ne tuent pas, ne kidnappent pas, ne violent pas, ne font pas des choses condamnées par l’éthique. Or aujourd’hui, de qui parlons-nous et de quoi parlons-nous? Ça tient peut-être à nous, mais une fois sur deux dans le journal télévisé ou dans la presse, qu’elle soit française, européenne ou internationale, nous voyons ce genre de choses. J’ai appris ce matin ou hier qu’encore un kamikaze s’est fait exploser au passage d’un camion de soldats à Kaboul. Quelques soldats canadiens de l’ISAF ont été tués par des talibans. Il faut dire aussi que, des talibans, on en a eu des dizaines de tués. Moi ça ne m’arrange pas, ça ne me fait pas plaisir. Mais je ne vois pas pourquoi, depuis quelques années, l’islam est sans cesse cité avec un contexte de force brutale. Voilà donc ce que j’ai à dire. Ce n’est pas une doctrine qui a congénitalement de la violence, non, mais il y a une interprétation politique, gravissime, dangereuse de l’islam, qui mêle les deux choses, ce qui crée un mélange hautement explosif.

Je dois dire que nous n’entendons pas assez les voix de l’islam rationnel, de l’islam raisonnable, de l’islam qui pratique « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », alors que certains passages du Coran vont tout à fait dans ce sens. J’aime bien citer une phrase qui me plaît beaucoup dans le Coran, je ne sais plus dans quelle sourate, la Sourate 8 ou 22 - je m’excuse, je ne peux pas la citer de tête : « Belle est la patience… » ou « la patience est belle, mais le secours viendra de Dieu. » [en arabe]. Ça c’est véritablement l’esprit de l’islam, c’est-à-dire que nous sommes soumis à Dieu; et quand on ouvre un journal, on voit le contraire. Alors, avec la meilleure volonté du monde... – c’est un spécialiste d’Averroès qui parle –, mais quelles sont les retombées des thèses averroïstes, même au niveau de l’éducation politique, aujourd’hui ou même il y a cent ou deux cents ans ?

Entretien réalisé le 6 décembre 2007

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