Maurice-Ruben Hayoun – éthique et morale

Transcription de la vidéo

Feriez-vous une différence entre la morale et l’éthique ?

C’est d’abord une différence linguistique : le premier terme est grec, ethos, et le deuxième est latin, mores. Il y a deux choses : il y a la philologie, que peu de gens dominent, et il y a l’usage, qui se galvaude avec le temps. Là on n’y peut rien, c’est comme l’âge. Le mot « morale » est beaucoup plus galvaudé que le mot « éthique ». L’expression, par exemple, surtout depuis Mai 68 : « Je ne vais pas vous faire la morale. » Si ! Faites-moi la morale, espèce d’idiot, faites-moi la morale, dites-moi, si vous le savez, ce que je dois faire et ce que je ne dois pas faire ! C’est peut-être ça – « je ne veux pas vous faire la morale » – qui nous a entraîné là où nous sommes : dans un individualisme forcené, dans une sorte, pardonnez-moi, de je-m’en-foutisme généralisé, où même l’idée de nation n’existe plus.

Si de temps en temps je me laisse aller à fumer un cigare, je le fume dans ce bureau, en ouvrant bien grand les fenêtres, mais je ne le fume ni dans ma voiture, ni dans le salon à côté de ma femme ou de mes enfants. De même, j’essayerai de ne pas gêner quelqu’un d’autre ou de faire de la peine ou un mal dans toute la mesure du possible ; et ça, c’est aussi la morale. Aujourd’hui on parle des doctrines morales, mais on parle de l’éthique d’un philosophe. Par exemple moi-même, étant médiéviste de profession, j’ai parlé de l’éthique de vérité, mais je n’aurais pas pu en français dire la morale de vérité.

Or je place derrière ces deux mots la même chose. Donc à mon avis c’est pratiquement la même chose. Par exemple en allemand, qui est quand même la langue des philosophes, Kant, quand il a parlé de la fondation de cette doctrine-là, il a dit « die Begründung der Ethik », la fondation, le fondement de l’éthique. Mais dans un autre écrit très célèbre, il a parlé de la métaphysique des mœurs, « die Metaphysik der Sitten ». Or Sitte ce sont aussi les règles morales. Ce sont les mœurs, mais des mœurs, je dirais, purifiées. Quand on dit de quelqu’un qu’il est policé, on dira gesittet, c’est-à-dire qu’il y a la morale qui est passée par là. Et quand on dira qu’il ne l’est pas du tout, on dira ohne Sitten, qu’il n’a aucune règle : c’est une sorte d’animal avec une forme humaine. Et ça c’est quand même important.

Mais il peut être arrivé dans l’histoire que tel ou tel usage reflète une réalité. Par exemple, chez les utilitaristes anglais on va dire une « morale du profit ». Jamais on n’aurait dit, c’est vrai, une « éthique du profit ». Mais ça, c’est l’usage qui a codifié, ce n’est pas la réalité idéologique. Il y a une différence entre le sens philologique et le sens idéologique, qu’on le veuille ou non. C’est comme si vous disiez la science de la vie ou la biologie. C’est exactement la même chose en grec. C’est exactement la même chose. Mais simplement on dira les sciences de la vie et de la terre, SVT. Mais quand on parlera de la biologie, pourtant c’est la même chose, on parlera de la biologie. Et tiens, puisque nous parlons d’éthique, il y a aussi une bioéthique. Pourquoi est-ce qu’on n’a pas dit la biomorale ? Parce que ça sonnait moins bien. Et puis il y a aussi le mimétisme. Par exemple, au début des années soixante-dix, un journaliste allemand, d’un un grand journal allemand, un hebdomadaire de Hambourg que j’aime bien, qui s’appelle Die Zeit, avait parlé de la politique assez faible de certains pays occidentaux par rapport à l’Union Soviétique, et ils avaient utilisé le mot de Finnlandisierung. Et c’est ainsi que nous, nous avons repris la « finlandisation ». Donc pour bioéthique c’est un peu la même chose : si quelqu’un avait dit Biomorals, il y a de fortes chances pour que nous, nous ayons repris la biomorale. Ou on aurait dit la morale biologique ou la morale de la biologie. C’est donc une question de codification de l’usage, un usage codifié ou non codifié selon qu’il est accepté ou non accepté par les usagers.

On entend parfois dire que la morale est un ensemble de principes imposés, alors que l’éthique serait une approche plus réflexive, de ces principes ? Absolument pas ! En fait ce que vous venez de brosser, c’est l’opposition entre ce qu’on appelle l’autonomie et l’hétéronomie du sujet moral. L’hétéronomie, ça veut dire qu’on impose – hetero – par d’autres, par l’extérieur, ce que je dois faire. L’autonomie, ça veut dire que je me donne à moi-même ma loi.

Entretien réalisé le 6 décembre 2007

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