Maurice-Ruben Hayoun – éthique et expériences vécues

Transcription de la vidéo

Vous dites : « Dieu compte les pas que vous faites vers le mendiant. » Vous dites aussi : « Je ne pense pas qu’il y ait un comptable de chaque acte. » Est-ce que ce n’est pas contradictoire ?

Vous avez parfaitement raison. Cette façon de parler est une façon de parler qui s’adresse à une humanité, je dirais non philosophique. Je ne suis pas né avec les œuvres d’Aristote autour du cou quand je suis sorti du ventre de maman. On m’a dit ça quand j’avais sept ou huit ans. C’est après… Je faisais allusion tout à l’heure à la progression nécessaire mais difficile de l’humanité sur le chemin de l’éthique, un chemin rocailleux. La religion peut être considérée, selon Averroès, par exemple, comme la première éducatrice de l’humanité, c’est-à-dire que c’est la classe préparatoire. Le malheur, c’est qu’il y a des êtres humains jusqu’à quatre-vingt-quinze ans qui restent à l’école préparatoire, je m’excuse. Dire : « Fais les pas ! », ça veut dire : « Attention ! » Alléger le fardeau de quelqu’un, ou il te regarde en tendant la main et ne pas détourner, ça c’est aussi aimer Dieu et ça aussi, c’est être éthique. Ou bien, envoyer de l’argent à la Fondation de l’abbé Pierre ou à la Fondation de France ou à la Tsédaka, ou tout ce que tu veux… pour des gens qui sont dans le besoin.

J’étais jeune professeur à l’université de Strasbourg et étant professeur de philosophie juive, donc d’hébreu, on me demandait de présider un jury pour le bac. Cela m’ennuyait prodigieusement, mais j’y allais et je faisais passer aussi quelques oraux de baccalauréat. Et un jour… Je passais pour quelqu’un de gentil – parce que je considérais qu’il n’y avait aucune raison d’être méchant ou d’être sévère –, je vois arriver une fille. Je ne me souviendrais même plus aujourd’hui de son visage Je lui dis : « Mademoiselle, vous avez votre liste de textes ? » Elle fond en larmes. Bon, c’était une petite comédienne. Je lui dis : «  Calmez-vous je vous en prie, je ne vais pas vous manger. Avez-vous une liste ? » « Mais non, je n’ai pas de liste, il y a deux textes… » « Voyons voir, quel est le texte que vous connaissez le mieux ? » – texte en hébreu. « Celui-ci. » Je l’interroge, je m’aperçois, .... catastrophe, catastrophe ! Je lui dis : «  Ecoutez, pouvez-vous traduire ? » Elle traduit, mais n’ayant pas bien lu, elle ne pouvait pas bien traduire. Je lui dis : « Mademoiselle, écoutez… » Là elle me dit : « Ecoutez Monsieur » – et c’est là qu’intervient l’éthique – «  c’est simple, je suis ici en pension dans la Cité Laure Weil des étudiantes juives. Mes parents sont au Venezuela. Mon père m’a dit que si je ne réussissais pas mon bac, il me mariait avec un homme qui a plus de trente ans de plus que moi. » Le jeune professeur que j’étais, qui devait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, a imaginé sur cette petite jeune fille un homme, l’écrasant physiquement de son poids, et je me suis dit : « Tu ne peux pas faire une chose pareille, tu ne peux pas laisser faire une chose pareille ! » Je lui ai dit : « Vous avez votre collante ? » J’ai regardé et elle avait déjà préparé son coup. Elle me dit : « Ecoutez, là l’hébreu c’est coefficient 3 et il me manque une vingtaine de points. » Je me suis dit : « Je ne peux pas lui mettre 18, ce n’est pas possible. » Alors je calcule : je vais lui mettre 18, ça fait 54 points, très bien. Elle part et dit : « Merci monsieur, merci monsieur !» Mais elle m’avait ébranlé. Et puis l’après-midi, c’est à Strasbourg, on préside le jury, il y a deux secrétaires, une de chaque côté, qui calculent les moyennes et on arrive à la bonne femme en question. Moi, évidemment j’ai pris un air très dégagé et il y avait un type qui dit : « Voilà ! Madame …» – appelons-la Mlle Lévi. « Bon alors, français  5 ; maths  3,5 », des trucs comme ça, « …hébreu  18 ! » Moi, j’ai pris un air très dégagé et dit : « Attendez, elle est passée avec qui ? » « Ah mais, Monsieur le président du jury, c’est vous. » « Ah oui, écoutez, elle était remarquable, mais c’est incroyable, elle a des notes terribles ! » Et à la fille qui était à gauche, j’ai dit de calculer la moyenne. Elle a dit : « Elle a 10,2. » « Vous dites qu’elle a 10, donc elle est reçue. Allez hop, vous pouvez tout de suite… » Voilà la seule irrégularité commise dans ma carrière de professeur d’université et je l’ai fait parce que j’ai estimé… alors évidemment… finalement je pense que j’ai bien fait. Peut-être me suis-je fait avoir ? Mais écoutez, qu’est-ce qu’elle peut faire, vu son niveau, avec ce bac français au Venezuela ? Qu’est-ce qu’elle peut faire ? Au moins moi, je ne pouvais pas me dire : « Qu’est-ce qui est arrivé à cette fille ? Qu’est-ce qui va lui arriver, elle va me maudire toute sa vie… » Mais j’avoue que c’était bien trouvé.

Entretien réalisé le 6 décembre 2007


 [p1]On ne comprend pas trop ce Il

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