Marie-France Hirigoyen – éthique et vie professionnelle

Transcription de la vidéo

Posez-vous des normes éthiques ou des limites dans l’analyse d’une situation ?

Je crois que dans ce questionnement, il y a d’abord mon questionnement à moi, mes limites à moi. Il m’est arrivé de dire à des patients que je ne pouvais rien parce que c’était quelque chose qui n’était pas possible pour moi. De par ma profession, je suis amenée par exemple à travailler dans le registre de la perversion, dont des perversions qui peuvent être extrêmement choquantes, et moi aussi j’ai mes limites. J’ai les limites de ce qui m’est possible, les sujets sur lesquels je peux travailler et là où je ne peux pas. Et en ce qui concerne les patients, prenons l’exemple de la violence conjugale : quand une femme est sous emprise, qu’elle subit de la violence conjugale depuis extrêmement longtemps, il peut se faire qu’elle subisse des humiliations, des attitudes, des situations absolument dégradantes et que, elle, ça lui paraisse normal. Si moi je viens lui dire : « C’est absolument anormal et insupportable ce que vous vivez, il faut que vous partiez ! », je lui fais violence moi aussi, en lui imposant quelque chose qui est ma position. Par contre, si je travaille avec elle à voir ce qui lui convient et ce qui ne lui convient pas, parce que, après tout, on a le droit aussi d’être dans le sadomasochisme. Si ça convient aux deux, je n’ai pas de jugement à avoir là-dessus. Mais si c’est une situation que la femme trouve normale parce qu’elle sous emprise et que petit-à-petit, quand elle commence à se défaire de cette emprise, elle commence à ouvrir ses yeux, disons que moi je l’accompagne pour ce chemin-là, et puis on va où elle peut aller. Ce n’est pas moi qui vais imposer la limite. Alors on peut dans ce contexte-là, avoir un sentiment terrible d’impuissance parce qu’on sait qu’une femme est en danger et on sait qu’on ne peut rien faire ou pas immédiatement, et on a peur pour elle. Donc ça peut être vraiment difficile ce genre de situation.

Quelle éthique guide votre relation avec vos patients ?

Je crois que je ne me pose pas la question en termes d’éthique. Je me pose la question de comment aider cette personne ? Si elle vient me voir, je pose la question : « Pourquoi elle vient me voir, qu’est-ce qu’elle attend, qu’est-ce qu’on peut faire ensemble » et ensuite, on essaye d’avancer ensemble. Je peux ou je ne peux pas.

N’y a-t-il pas le risque de porter un jugement sur certaines des personnes qui vous consultent ?

Je crois que pour faire ce métier, il faut avoir travaillé suffisamment sur soi et dans la mesure du possible, s’être dégagé de toutes ses problématiques personnelles. Donc j’essaye de ne pas me projeter moi et d’avoir un jugement qui pourrait être relativement objectif. Quand je dis relativement objectif, ça ne veut pas dire que ça l’est forcément, puisque je suis un être humain, qui a une sensibilité, et donc il y a forcément…. Et si les personnes viennent me voir c’est qu’elles savent un peu aussi dans quel axe je travaille, comment je travaille. Je m’efforce de ne pas porter de jugement mais d’essayer de comprendre comment fonctionne l’autre.

Prenons par exemple une personne qui vient me parler de la violence qu’elle subit de la part de son conjoint. Pour pouvoir aider la personne, il faut que je comprenne comment fonctionne le conjoint. Le conjoint peut être par exemple paranoïaque et projeter sur sa femme ses peurs et être dans la méfiance, la jalousie, une jalousie pathologique par exemple, et être dangereux. Le conjoint peut être manipulateur, pervers, ou bien ça peut être aussi simplement quelqu’un qui agit de façon violente, de façon réactive parce qu’il est fragilisé à ce moment là et qu’il y a un problème de couple. Alors je pense que le fait de comprendre, ça retire le jugement. Je ne suis pas là pour juger si ce que fait l’autre est bien ou pas bien, je ne suis pas là pour juger des personnes, je suis là pour essayer de comprendre des comportements et protéger la personne de certains comportements dangereux.

Quand je parlais des limites – par exemple tout à l’heure vous m’interrogiez sur les limites que je pouvais avoir –, je prends un exemple : on m’avait adressé un pédophile sur injonction judiciaire, et ce pédophile m’expliquait très naturellement que c’était bien d’aller tripoter les petites filles parce que il fallait bien qu’elles apprennent la vie, les petites filles, que de toute façon elles apprendraient tôt ou tard ce qu’est la sexualité alors il valait mieux le faire plus tôt. Ce qu’il ne disait pas, c’est que les petites filles il les prenait à la sortie de la maternelle et qu’il allait tripoter les petites filles et qu’il n’entendait que la loi. Et c’est vrai que moi je n’ai pas pu travailler avec lui, puisqu’il n’y avait rien qui était possible puisque il était dans son monde.

Face à la perversion, surtout ce type de perversion sexuelle, je pense que si une personne accomplit des actes que moi je pourrais réprouver mais se questionne, se remet en question et essaye de changer, à ce moment-là on peut faire quelque chose. Mais si quelqu’un est persuadé, que c’est comme ça et ne bouge pas du tout, je ne vois pas ce que je fais là.

Peut-on parler de facteurs favorisant la violence ?

D’une façon générale, je dirais que la violence est très souvent réactive, c’est-à-dire qu’on devient violent parce qu’on imagine que l’autre est violent, et cette projection-là fait qu’on se défend. Et d’ailleurs, la plupart des individus violents sont persuadés qu’ils ne font que réagir à une agression. Alors ça peut être délirant, mais ça peut être aussi un fonctionnement comme ça, un état d’esprit, un fonctionnement général. C’est vrai que la plupart des individus qui ont des comportements violents – surtout tout ce qui est du registre de la perversité, la malignité on pourrait dire –, la plupart du temps c’est quand on a été victime soi-même de violences dans l’enfance, ou bien quand dans l’enfance on a été élevé sans limites, on a été adulé et que, au fond, on n’a pas appris à respecter l’autre. Au fond, l’autre n’existe pas et on a appris que l’autre est utile, manipulable, l’autre est un objet dont on veut se servir.

Entretien réalisé le 28 janvier 2011

 

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