Laurent Bibard – éthique et connaissance de soi

Transcription de la vidéo

Quelle est votre perception du rapport entre une démarche éthique et la connaissance de soi ?

C’est à mon avis fondamental: on revient à la question que j’évoquais en parlant d’aspect impersonnel des choses, et sans que l’évocation du terme d’inconscient renvoie à la psychanalyse exclusivement, nous sommes tôt ou tard responsables de notre inconscient. Pour le dire autrement : je n’aime pas du tout, au fond j’aime assez peu parler d’éthique. Pourquoi ? Parce qu’on peut très bien en parler et se comporter comme une crapule finie. Et par ailleurs on peut aussi dire des atrocités et ne jamais…, être quelqu’un qui ne ferait jamais de mal à une mouche. Donc je suis très, très réservé ou prudent sur le rapport entre le langage, l’explicite, l’intention, la déclamation, la proclamation et la réalité de l’action. Et dans la réalité de l’action, c’est là que se mesure plus qu’autre chose, plus qu’ailleurs, je pense, la capacité à avoir un comportement juste. Or la réalité de l’action est souvent commandée par des choses que nous ne voyons pas même de nous-mêmes, en tout cas à première vue, si je puis dire, dans un premier temps. Nous sommes agis, par notre propre histoire, par ce que nous sommes, par le vivant que nous sommes. Il y a toujours l’archaïque puissance du vivant en nous, sinon notre cœur ne battrait pas même. Nous ne serions pas pulsés, le sang ne circulerait pas, il n’y aurait pas de désir impersonnel, en tous cas inconnu, avant même notre capacité d’expliciter, de croire que nous rationalisons tout, etc.

Et donc tôt ou tard, oui, il faut se connaître, se connaître comme étant une instance souveraine qui a pris un prénom à sa naissance et un nom, qui a crié, en quelque sorte, le premier pleur. Les médecins le disent de plus en plus clairement, et les médecins chinois, taoïstes, l’ont dit il y a fort longtemps : le cri de l’enfant, ce n’est pas qu’il a mal, pas seulement. Il a mal, le bébé qui sort du ventre de sa mère, il a mal parce que les poumons s’ouvrent, en même temps que la circulation sanguine se complète avec le battement du cœur qui devient autonome et avec le sphincter stomacal qui s’ouvre en même temps. Ça fait mal, tout ça. Mais en même temps c’est « Je suis là ! », l’affirmation totale d’une souveraineté totale. Mais ça, on ne le sait plus, vingt ans après.

Donc il faut, non pas nécessairement retourner au cri primal pour se comprendre – ça a été une des possibilités de la psychologie –, mais s’interroger sur notre spontanéité. Et donc oui, il faut se connaître tôt ou tard. Je reviens à cette expression que j’apprécie bien, sans nécessairement savoir l’agir moi-même, mais on est responsable de son inconscient, tôt ou tard. On doit répondre de ce que l’on fait spontanément, je crois, et donc cultiver la spontanéité. Non pas la murer, la contrôler, mais en tout cas l’entendre, l’orienter. C’est ce qui revient à la question de savoir comment laisser aux jeunes le temps et l’espace de s’essayer, n’est-ce pas ? Quelqu’un qui ne s’est jamais essayé ne sait pas comment il supporte l’alcool, comment il supporte la violence ou l’excès d’un cri, comment il supporte, voyez, etc., etc. Donc il faut essayer un peu, de manière bordée, orientée.

Donc chercher à découvrir ce qui ne nous est pas conscient, c’est aussi une méthode d’essais et erreurs ?

Ah ! Je pense, en tout cas tôt ou tard, dans la spontanéité du quotidien, on peut se découvrir colérique, ce qu’on ne croyait pas. Je vous évoquais tout à l’heure quelqu’un qui découvrait soudain un sentiment homosexuel ; il était terrorisé. Le mot est un peu fort, peut-être, en tout cas très bouleversé. Bon, et puis peut-être que les choses se sont faites tout doucement, ou calmées, ou orientées autrement. En tout cas calmées dans l’intensité de l’auto-jugement, et puis orientées pour le meilleur, etc. Encore faut-il laisser l’espace de ne pas se juger, en revanche de s’entendre ; il faut savoir s’écouter ; pas trop, pas s’écouter au sens, quand on dit qu’on s’écoute trop. Mais se demander qui on est. C’est important, oui, bien sûr.

Quel statut donnez-vous à l’intention dans la démarche éthique ?

Je m’en méfie beaucoup, parce qu’on peut être plein de bonnes intention. On dit bien : « L’enfer est pavé de bonnes intentions. » Ça veut dire quoi ? C’est qu’on peut avoir une très bonne intention... Je m’excuse de l’exemple, mais je suis assez convaincu qu’il y a… Allez, je vais prendre deux exemples un peu contradictoires, comme cela ça tempérera mon propos, mais je suis assez convaincu qu’il y a des gens qui ont choisi le nazisme, qui étaient plein de bonnes intentions. Ça n’excuse rien, le choix, que ce soit bien clair. Et si ceci est publié, que ce soit bien clair. De la même façon des gens, lors de l’inquisition, pensaient bien faire, peut-être. Je ne partage pas un instant... Par ailleurs, certains se sont demandés si les Indiens, qui n’avaient jamais rencontré la culture catholique ou chrétienne à l’époque, étaient des humains. La question était d’une naïveté redoutable et d’une bonne intention peut-être souveraine, en termes d’une théologie reçue, admise, sans interrogation. Je me méfie de l’intention beaucoup, beaucoup.

Si l’intention est quelque chose qui n’est pas fiable, qu’est-ce qui peut être le critère de notre comportement éthique ?

J’aime beaucoup votre question. Je ne sais pas, je crois qu’il faut quand même de l’intention. Là où je m’en méfie, c’est quand elle est seule et avec beaucoup de bonne conscience. Je crois que c’est très dangereux d’être convaincu, tout court, qu’on est dans le juste, et il faut sans doute – quelques instants, parfois – juste se poser, se vider autant que possible de toute hypothèse. Et peut-être attendre de sentir autre chose: « Qu’est-ce qui... ? » Alors, ça peut se cultiver par une rencontre avec quelqu’un, à qui on met à l’épreuve le sentiment où l’on est, ce qui s’appelle une délibération collective et ça a du bon sens. Donc il faut pondérer – au fond, je découvre en vous le disant, mais c’est une bonne chose, merci beaucoup de la question. L’intention doit être pondérée par une délibération, par une contradiction, un exercice contradictoire. Et cette contradiction, si l’on est seul, peut s’opérer par le fait de parvenir à se vider de toute certitude et d’attendre un tout petit peu ; et de savoir ce que l’on sent.

Là on retourne à quelque chose qui renvoie à de l’intuition, mais que je préfère parler d’un effort d’écoute, de ce qu’on sent, pour laisser l’intention un tout petit peu reposer : comme on met, en cuisine, quelque chose de côté, sur un feu, qui attend et qu’on reprendra. On réserve... Il faudrait réserver l’intention comme on réserve une bonne sauce. Et entre temps, cuire l’argument, par ailleurs, en le contredisant, en le soumettant à des épices, d’autres ordres. Vous voyez ? Parce que, oui, cette métaphore culinaire d’ailleurs ne me déplaît pas ; je crois qu’elle peut être nourrissante !

Y a-t-il une cerise sur le gâteau en la matière ?

Votre question me plaît beaucoup. Oui, c’est qu’il faut que la cerise coule dans le gâteau de la vie, pour que l’éthique l’habite partout, tout le temps. Et c’est une exigence je crois, de tous les instants. Je vais revenir à des choses extrêmement banales ; l’héroïsme de l’éthique, ce n’est pas du tout des actions spectaculaires, alea jacta est et machin. C’est aussi ça, peut-être, mais c’est tous les jours, de ne pas démordre. Ce n’est pas du moralisme, ce n’est pas que la vie doit être austère. Je l’ai dit suffisamment, je pense, je plaide pour une vie de bon vivant, surtout pas une vie fade. Il faut de la couleur et de la densité, mais dans cette couleur et cette densité un exercice permanent de questionnement : est-ce que là, ça va ? Est-ce que là, ça va ? Je crois que la vie que l’on peut mener lorsque l’on est accompagné, qu’on a la chance d’être accompagné, est extraordinairement fertilisante dans cette direction. Autrement dit, une histoire d’amour ou alors une grande amitié, etc. peut alimenter la vigilance, parce qu’on s’autorise, quand on se fait confiance, à dire des choses parfois rudes, parce qu’on exige. Autrement dit, aimer – alors c’est peut-être un commentaire de « qui aime bien châtie bien » –, mais aimer tôt ou tard c’est oser dire : « Ben non, là non, la non ! Là on se trompe, là tu te trompes, ça va pas ! » et donc discuter, mettre à l’épreuve. C’est un excellent exercice pour l’éthique que de cultiver la relation, des relations de confiance, fortes, où on peut s’autoriser à... – allez, j’ose le mot, puisqu’on est sur une discussion qui se veut peut-être un peu illustrative – à s’engueuler fermement, parce qu’on cherche.

D’ailleurs, je voudrais rejoindre un point que je trouve très important, c’est qu’on est à une époque où souvent les jeunes ne sont pas exercés à la différence de point de vue dans le respect ou la présupposition du respect, et c’est catastrophique, parce que le malentendu vaut rupture. Ça c’est un signe, malheureusement, de non éducation, que nous ne leur avons pas donnée, catastrophique. On ne les a pas exercés à ne pas être d’accord sans rompre. Donc à chercher avec la différence, à chercher avec celui ou celle qui n’est pas d’accord. Et ce n’est pas pour autant que donc il ou elle sera un ou une imbécile. Non, ce n’est pas vrai.

Entretien réalisé le 8 décembre 2008

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