Jean-Noël Tronc – société

Transcription de la vidéo

Quid de l’éthique dans notre société française ?

Aujourd’hui un jeune Français passe plus de temps, en nombre d’heures, sur les réseaux sociaux ou dans un rapport médiatique en général qu’il n’en passe avec son professeur de français, de philosophie ou d’histoire. Donc la réponse est simple et compliquée. Elle est une réponse sociale et culturelle et nous sommes tous déterminés par cela. Et je pense que la manière dont aujourd’hui le rapport à la culture, par exemple, en France, s’est plutôt dégradé avec des élites politiques qui accordent moins d’importance, et donc par voie de conséquence un système y-compris éducatif qui accorde moins de place à la culture, va dans le sens contraire du développement de l’éthique. Parce que la confrontation à la culture, la confrontation à la littérature, au cinéma, à la musique, aux œuvres de l’esprit en général, d’ailleurs, c’est un bon moyen d’aider l’individu à non pas se forger sa propre éthique, mais à distinguer dans les questions de morale ce qui doit faire règle de vie.

Et puis à côté de ces déterminations très sociales, il y a une détermination plus fondamentale. Mais là encore une fois dans nos sociétés laïques, Dieu merci il appartient à chacun de se déterminer. Il y a la règle qui peut être d’essence religieuse, et Dieu sait que les religions peuvent apporter le pire, surtout si des déterminants essentiels en terme de transmission de valeurs morales et éthiques, une bonne partie de nos règles éthiques ou laïques, sont d’essence religieuse. C’est une évidence, mais il faut parfois, justement en particulier dans notre pays, le rappeler. Et à côté du déterminant religieux il y a le déterminant philosophique. Donc le substrat moral qui nous guide a en général une source qui est de nature théologique, métaphysique et/ou philosophique. Voilà. On en parle peut-être insuffisamment dans les débats politiques actuels et pourtant tout devrait nous y conduire. Dans une société libre, Dieu merci, elle n’a pas à dicter aux parents les principes d’éducation de leurs enfants. Elle a en même temps, on le voit bien aujourd’hui à travers le comportement d’un certain nombre de jeunes, à rendre un peu comptables les parents de ce que deviennent leurs enfants. Donc cet équilibre est toujours très précaire, dans lequel le principe de liberté individuelle, de liberté spirituelle, de liberté philosophique doit absolument prédominer et en même temps dans lequel les règles communes sont la colonne vertébrale sans laquelle on ne peut pas faire de société.

Quand on évolue dans des milieux où parfois l’éthique peut laisser à désirer, comment mettre en cohérence sa propre éthique ?

D’abord, sans nécessairement de référence religieuse, je me garderai de jeter la pierre et je conseillerai à tout le monde de faire de même. C’est-à-dire que, puisque vous parliez du milieu politique dans lequel effectivement j’ai, d’une certaine manière, évolué à titre professionnel, puisque lorsque j’étais étudiant - ça a été mon premier contrat de travail d’ailleurs, à dix-huit ans - j’étais assistant parlementaire. Donc travailler pour un  député, député français à l’assemblée nationale, qui a également été député européen, qui exerçait des fonctions dans un parti politique où il était chargé des affaires européennes. Puis j’ai aussi, quoique n’étant pas fonctionnaire – je n’appartiens pas à la fonction publique –, j’ai travaillé cinq ans pour l’État, au sommet de l’État on pourrait dire, comme conseiller d’un premier ministre. Pour revenir sur ce que je disais et m’inscrire dans votre question, pour l’avoir pratiqué d’assez près quand même, le secteur public ne me semble pas devoir être considéré comme exorbitant du comportement général en matière éthique. Autrement dit, on trouve aussi dans les entreprises beaucoup de comportements qui peuvent être profondément choquants du point de vue de l’éthique. La garantie que donne, par exemple le statut de la fonction publique, encourage plutôt l’indépendance et protège, préserve d’une certaine manière l’indépendance de l’administration. On voit bien ce qui s’est passé cet été en Turquie : quand on porte atteinte à l’indépendance des fonctionnaires ou qu’on les révoque, ça peut poser des problèmes de nature éthique. Donc ça c’est une première réflexion liée à mon expérience personnelle. Il y a évidemment des tas de comportements très choquants dans le monde politique, mais il y en a aussi dans le monde l’entreprise. Bon. Voilà pour disons la vie sociale.

Ensuite, si on sort de ces deux domaines plus classiques que l’on connaît et qu’on pense à la vie culturelle, à la vie associative, à la vie sportive, voilà : dès qu’il y a groupe humain, dès qu’il y a relations sociales il peut y avoir rapports de force et il peut y avoir des problématiques en termes de comportement éthique. Le monde associatif en est plein. J’ai moi-même été, toujours à titre bénévole, très engagé dans la vie associative, dans la vie intellectuelle, j’ai participé à la création d’un club ou plus récemment au cours de ces dernières années à la création de think tank. On y trouve, comme dans le monde de l’entreprise ou comme dans la vie politique ou dans la vie administrative,  des rapports de force et des comportements qui sont assez loin de l’éthique. Et puis j’ajouterai – c’est peut-être l’âge qui nous rend philosophes – que dans le cercle de la famille aussi, Dieu sait que la question des comportements éthiques peut se poser. Voilà pourquoi là-dessus je mettrai toujours en garde ceux qui voudraient procéder par catégories.

Pourquoi être éthique n’est pas être naïf ?

Pourquoi le comportement éthique n’est pas naïf ? Sans remonter à L’éthique à Nicomaque ou à d’autres textes philosophiques plus récents, essayons là encore d’être pragmatique. Il y a deux manières de répondre. La première serait d’éluder la question et je vais le faire à dessein en disant : « Mais ça n’est pas ce qui prime ! » L’idée de faire le bien doit en soi guider nos vies. Et en dehors de cette conviction, c’est la barbarie, et de ce point de vue, la question ne se pose pas en termes de naïveté ou d’absence de naïveté, mais en tous cas elle se pose bien au plan moral. Pour ma part en tous cas c’est ainsi que j’ai été éduqué et c’est ainsi que les gens que j’ai pu croiser dans ma vie professionnelle ou dans ma vie de citoyen ont renforcé cette conviction : il y a bien un déterminant qui se place sur un autre plan que l’éthique, mais qui n’est pas – deuxième manière de vous répondre – le plan de l’utilité. Alors on peut après évidemment démontrer combien l’envie de faire le bien aboutit finalement, pour parler comme les économistes, à maximiser l’utilité sociale. Je crois quand même essentiel, en particulier dans une société consumériste comme la nôtre qui, à travers la déstructuration de tout un modèle culturel et moral hérité du 19e siècle et d’avant, a eu tendance à perdre un peu ses repères philosophiques et moraux, qu’il est bien de le rappeler. Il y a un besoin gratuit de comportement éthique.

Et puis ensuite il y a malgré tout la question de l’utilité.  On le voit là aussi aujourd’hui à travers les problèmes que peuvent poser, aussi bien en matière politique le populisme et la démagogie, que en matière économique la corruption, ou en matière de comportement social les iniquités, les injustices, le favoritisme, les passe-droits. Pour revenir à votre question, qui est au fond comment enseigner à des étudiants, y compris des étudiants en école de commerce, l’importance de l’éthique et leur expliquer que l’éthique ça n’est pas simplement une énonciation gratuite ou généreuse, même si, et j’insiste là-dessus, il serait bien de remettre un peu plus de gratuité et de générosité dans la manière de structurer surtout nos futures élites. Vous le feriez mieux que moi. Mais l’importance de l’éthique se démontre.

Alors sans revenir à Max Weber et à l’élite du protestantisme, mais quand on juge la manière dont des sociétés, au sens de pays, d’institutions, démocratiques ou pas d’ailleurs, ou des ensembles privés, au sens là encore aussi bien d’associations que d’administrations ou d’entreprises respectent ou pas les règles éthiques, Dieu merci, la preuve est faite que des modèles sont supérieurs sur d’autres. Et au fond, quand on regarde le débat qui a été ouvert à peu près au moment de la chute du Mur, avec les ouvrages qu’on considère trop facilement comme datés de Fukuyama sur la fin de l’histoire, ou de Huntington sur le choc des civilisations, la question de l’éthique derrière est intéressante. Le débat à l’époque était : y a-t-il ou pas triomphe de la démocratie libérale ? Y a-t-il ou pas triomphe de l’économie de marché ? Et se posait d’ailleurs derrière la question de la supériorité supposée de certains modèles sur d’autres. C’est vrai qu’au plan démocratique les choses ont été rendues complexes par le triomphe de modèles autoritaires comme la Chine. Pourtant on voit que même dans des sociétés qui résistent encore de toute leur énergie à une vraie démocratisation, la question de l’éthique se pose très violemment, parce que la société civile chinoise est en rébellion maintenant permanente contre la corruption généralisée. D’ailleurs les autorités ont dû sévir. On voit bien à l’inverse que d’autres sociétés, dans lesquelles les processus démocratiques ont plutôt été déconstruits, ont été très vite rattrapées par la perte d’éthique, et on voit à l’inverse que dans les sociétés en développement, les chances de développement sont considérablement obérées en l’absence d’éthique. Ce qui se passe en Afrique est évident, et c’est pour ça qu’il y a une prise de conscience croissante de la société civile africaine du besoin d’éthique.

Et donc je termine par là où vous avez commencé en rapprochant ou en opposant le terme d’éthique du terme de naïveté : au fond, quand au début des années 80, un certain nombre de pays dont la France ont voulu re-poser les termes de leurs relations avec les nations africaines sur le plan moral, on a à l’époque beaucoup parlé de naïveté. Quand on fait le bilan de ces trois décennies ou de ces quatre décennies aujourd’hui, on voit bien qu’il y a des pays qui ont décidé de mettre en place une action politique, administrative, institutionnelle et une régulation fondée sur l’éthique. Il y a loin de la coupe aux lèvres, mais indiscutablement, ce qui s’est passé dans un pays comme le Rwanda, sortant d’un cataclysme politique, le génocide, par rapport à ce qui ne s’est pas passé dans d’autres pays, fait toute la différence aujourd’hui. Et j’en reviens au terme de l’utilitarisme : le fait que les autorités politiques aient dit à un moment : « Désormais ce sera zéro tolérance pour la corruption » a définitivement déverrouillé une chance de développement qui est impressionnante quand on voit les résultats.  

Entretien réalisé le 29 août 2016

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