Jean-Claude Guillebaud – éthique et expériences vécues

Transcription de la vidéo

Pourriez-vous raconter un événement de votre vie qui vous a mis face à un dilemme d’ordre éthique, et comment vous l’avez résolu ?

Je me souviens en effet d’une scène, qui est restée très présente en moi. Pendant la guerre du Vietnam, à un moment donné, nous étions une poignée, six ou sept journalistes. J’étais le seul Français, il y avait des représentants des grands journaux américains, le New York Times le Washington Post, etc., et nous étions dans une ville qui était assiégée par l’armée nord-vietnamienne et qui allait tomber d’un moment à un autre. Il n’y avait plus que quelques conseillers militaires américains retranchés dans leur bunker et les soldats de l’armée sud-vietnamienne étaient en débandade. On les voyait jeter leur fusil dans les fossés, ils n’avaient pas mangé depuis trois jours, c’étaient la débâcle, quoi. Et comme nous étions journalistes, l’armée américaine, qui craignait que des journalistes soient tués – ce qui faisait mauvais effet sur l’opinion, vous voyez ce que je veux dire -, l’armée américaine a détourné un hélicoptère, qui était chargé du ravitaillement de mission, pour nous, pour venir nous chercher. Nous avons vu cet hélicoptère atterrir. On s’est précipité vers l’hélicoptère et à ce moment-là, il y a un petit soldat de l’armée sud-vietnamienne, qui avait l’uniforme tout déchiré - il donnait l’impression d’avoir quinze ans, ils paraissent très jeunes -, terrorisé. Il errait dans la brousse et savait qu’en restant là il serait sans doute tué par les Nord-Vietnamiens qui avaient réussi à se glisser dans l’hélicoptère avec nous. Il était recroquevillé au fond de la carlingue et à ce moment-là le pilote de l’hélicoptère, qui était un grand GI d’un mètre quatre-vingt-dix, s’est aperçu de sa présence. Il est sorti de sa cabine, il a fait le tour, il l’a pris par la peau des fesses et l’a jeté dehors. Nous avons décollé et je n’ai jamais oublié le regard que m’a jeté ce petit soldat, pendant que nous, nous échappions à la mort, nous échappions au drame. Et après trois quart d’heures de vol on s’est retrouvé dans une base de l’armée américaine, de l’arrière, où on a assisté à un concert de rock au mess des officiers. Vous voyez ce que je veux dire. Et là tout d’un coup, dans l’hélicoptère, entre nous – pourtant tous ces journalistes étaient aguerris, ce n’étaient pas des enfants de chœur – il y a eu tout d’un coup une émotion, un sentiment de lâchage, de trahison, d’imposture. C’était en même temps un peu absurde, parce qu’on était là pour faire notre métier. Notre métier ce n’était pas de se faire tuer. Et si on était resté, ça n’aurait pas arrangé grand chose. Il n’empêche que nous étions les Occidentaux voyeurs, qui viennent et qui ensuite rentrent chez eux, et qui sont considérés comme des baroudeurs, des héros, etc. Et là j’ai senti quelque chose, il y avait quelque chose qui m’a remué profondément.

Comment la conscience gère-t-elle ce sentiment d’impuissance vis-à-vis de la souffrance et de la mort probable de personnes que vous avez côtoyées ?

Chacun réagit, je pense, à sa façon. Je n’ai jamais eu l’idée – il faut dire qu’à l’époque j’étais peu intéressé par ces questions –, mais je n’ai jamais eu le réflexe d’imputer ou d’accuser Dieu. Vous voyez, comme les gens qui disent : « Comment Dieu laisse-t-Il faire ça ? », « Donc c’est un Dieu injuste! », etc. J’ai toujours pensé que cette souffrance, que la souffrance était de la responsabilité des hommes. Je n’ai jamais eu ce réflexe. Je n’ai pas non plus eu le réflexe d’en tirer argument pour être pessimiste, pour être assombri. Je dois dire que c’est plutôt l’inverse : ce sont ces dix-sept années d’expérience dans le malheur des gens qui m’ont rendu optimiste. Ça peut paraître paradoxal, parce que j’ai chaque fois été frappé, dans toutes ces circonstances, par le courage des gens, par leur ténacité, par la capacité qu’ils avaient à être malgré tout debout et même à être joyeux. Vous voyez ce que je veux dire ?

Entretien réalisé le 6 mars 2008

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