Gilbert Cotteau – sensibilisation à l’éthique

Transcription de la vidéo

Qu’est-ce qui vous a rendu sensible à l’importance de l’éthique ?

Je suis issu d’une famille modeste du Nord, mais où justement la qualité affective des relations était très grande. Cela ne veut pas dire que les gens ne s’accrochaient pas, ne s’engueulaient pas, même de temps en temps, mais j’ai toujours senti personnellement une sorte de complicité, d’acceptation par toute la famille de ce qu’était chacun, pas seulement de moi-même. Et puis, quand je suis devenu jeune adulte, l’une de mes premières expériences professionnelles a été d’enseigner et là je me suis trouvé confronté à une situation inattendue d’un élève orphelin, dont j’ignorais d’ailleurs cet état, et qui m’a bouleversé, parce qu’il m’apprenait que ses parents étaient décédés quelques mois avant, et qu’il avait été séparé de ses frères et sœurs. J’ai été scandalisé en fait parce que je trouvais que justement c’était là le contraire de ce qui lui était dû, de l’attention qui lui était due. C’était un peu comme si à la douleur, au malheur de perdre ses parents, la société d’une manière probablement non voulue ou en tout cas pas très consciente, en rajoutait et en rajoutait beaucoup puisqu’on séparait, on cassait les derniers liens fraternels d’un enfant qui était fortement traumatisé. Donc pour moi ça a été un déclencheur extraordinaire.

Que s’est-il passé à la suite de cette prise de conscience ?

Alors il s’est passé quelque chose pour moi, personnellement, d’extrêmement étonnant. D’ailleurs cinquante ans après ou un peu plus je me pose toujours la question de comment ça a pu arriver. Huit jours après que je me sois expliqué avec l’élève qui m’avait fait cette confidence, je lis dans un journal de ma région, La Voix du Nord, un article qui expliquait qu’un Autrichien avait pris une initiative, que je ne connaissais pas du tout, que personne ne connaissait en France, qui était toute neuve d’ailleurs, qui consistait à proposer de recréer des familles artificiellement. C’est-à-dire d’accueillir une famille nombreuse, une fratrie, et de la confier dans une maison, donc une maison qui n’était pas une collectivité, à une femme qui jouait le rôle de mère d’adoption. Et ma réaction a été évidemment de prendre contact avec le fondateur de l’association  autrichienne. À l’époque il n’y avait pas d’internet, le téléphone c’était un peu difficile, donc j’ai envoyé un télégramme et demandé un rendez-vous. Et cet Autrichien, qui s’appelait Hermann Gmeiner,  a accepté de me recevoir le jour de la Toussaint 1953, étonné, en me disant : « Vous êtes le premier étranger qui apprenez l’existence de l’embryon de « Villages d’enfants SOS », « SOS Kinderdorf », là-bas.  

Nous ne nous connaissions pas et là aussi la relation qui s’est établie entre nous était une relation insolite, parce que nous avons eu, je pense, mutuellement, l’impression que nous nous connaissions déjà. En tout cas, j’étais un gamin, j’avais vingt-deux ans, lui avait dix-sept ans de plus que moi – c’est beaucoup,  quand on est jeune –, et il a tout de suite dit : « Bon, si vous avez envie d’y aller, allez-y ! Mais c’est pas facile ! » Donc nous sommes devenus au fil des années qui ont suivi, évidemment, très amis, très proches.  

Étiez-vous seul ou entouré pour mener à bien cette action ?

Non, à vrai dire je n’ai rien fait tout seul. Je n’étais pas conscient d’ailleurs du rôle que je devais assumer. Je dirais simplement qu’aujourd’hui, quand je me retourne derrière moi et que j’essaie de voir derrière moi le fil rouge entre les différentes actions que j’ai initiées, je me rends compte que j’ai simplement joué un rôle de… Alors est-ce qu’on peut dire médiateur ? Passeur ? En tout cas il y avait un problème, l’idée était là, je n’avais même pas à l’inventer. Bon, il fallait l’adapter à la mentalité française, mais à partir de là je crois que mon travail principal consistait à mobiliser des gens. Donc d’abord les jeunes de mon village, et puis, comme on dit, par cercles concentriques on a procédé à faire connaître le projet. Je me souviens que c’était l’addition de petits gestes qui a permis de démarrer la construction du premier village. Mais à ce moment-là, je me suis souvenu très vite de ce que m’avait dit Hermann Gmeiner : il se baladait un jour en vélo en Autriche et il essayait de trouver de l’argent pour financer donc le premier embryon de « Village d’enfants » au Tyrol. Il a vu tourner une roue, une roue dans un ruisseau. Je ne sais plus à quoi elle servait : est-ce qu’elle servait à faire un petit moulin ? En tout cas il a d’un seul coup pris conscience que la force qui était enclenchée par cette roue, c’était tout simplement une addition de gouttes d’eau qui formaient un courant qui permettait donc d’actionner. Et il a pris conscience qu’en fait la force, bon, « l’union fait la force », mais là il le sentait presque concrètement. J’ai appliqué exactement la même recette, ou en tout cas à partir du même constat : il vaut mieux trouver beaucoup de gens qui apportent un tout petit soutien et c’est l’addition qui permettra de faire bouger.

Quelles rencontres ont été déterminantes dans votre cheminement ?

Bon, d’abord il y a eu Hermann Gmeiner, qui même s’il était encore jeune, puisqu’il avait trente-neuf ans quand je l’ai rencontré. Déjà il avait vécu la guerre en ayant été mobilisé, ce qui n’était pas mon cas, car moi j’étais encore gamin ou adolescent. Donc il détestait bien-sûr les conflits : ça lui avait fait prendre conscience de la bêtise, de l’horreur du nazisme d’abord, et puis de la bêtise d’essayer de régler des problèmes, des situations internationales par des conflits armés. Et je pense qu’il avait beaucoup réfléchi, lui aussi, au type de relations qu’il fallait établir pour qu’une certaine harmonie se créée, même localement, quand on balaye devant sa porte.

Et la seconde personne qui a été très importante pour moi a été le docteur Albert Schweitzer. Je ne sais pas pourquoi, je pense qu’il a d’abord été séduit par l’idée de SOS villages d’enfants. Il distillait comme ça des petits conseils, des mises en garde. « Vous rencontrerez des difficultés, m’avait-il dit,  parce que les gens ne comprendront pas forcément qu’il est important de semer des germes de bonté. » Il allait plus loin, d’ailleurs il me l’avait confirmé par une petite lettre : « Tout être humain qui engendre des germes de bonté verra, ou ne verra pas, mais en tout cas ces germes refleuriront dans l’esprit ou dans les actes des autres humains. » C’est le genre de phrases, quand on est très jeune, qui vous marque évidement à vie.  Il m’a fait connaître, par exemple, le village des lépreux. Lépreux, pour un Occidental, même jeune, immédiatement c’est comme s’il me disait : « Mais non, mais non, tout cela est facile, c’est une question de… Bien-sûr qu’il faut être un peu prudent, mais pas au-delà.» Cela veut dire que pour moi c’était : « Faites très attention à chacune des personnes que vous rencontrez ! » Il disait aussi : « Faites très attention aux mots que vous prononcez ! » Et même plusieurs fois il m’a dit : « Vous n’êtes pas obligé de parler, votre regard peut signifier quelque chose d’important. » Il a donc évidemment eu beaucoup d’influence sur moi.  

Entretien réalisé le 30 novembre 2009

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