Gilbert Cotteau – éthique et transcendance

Transcription de la vidéo

Quelle place tient la transcendance dans votre vie éthique ?

J’ai un tel sentiment d’interdépendance, permanente d’ailleurs maintenant depuis des années, que je ne peux pas imaginer un instant que ce qui m’arrive n’est que pour moi. Cela ne veut pas dire que je donne une explication à tout.

J’aime bien par exemple la légende amérindienne concernant le colibri. La légende amérindienne à laquelle je fais allusion dit qu’un jour il y a eu un incendie fabuleux dans une forêt amazonienne et un colibri avait vu qu’il y avait une flaque d’eau, ramassait avec son bec une goutte, deux gouttes, et allait pour éteindre l’incendie. Et un toucan qui était à côté de lui, lui dit : « Mais enfin, colibri, qu’est-ce que tu fais ? Tu vois bien que tu ne peux pas réussir à éteindre cet incendie ! » Et la réponse était : « Je fais ma part. » Et je trouve que ça pour moi c’est l’un, je ne dis pas le, l’un des fondements de l’éthique. Essayer de comprendre quelle est la part qui vous revient et le faire. Je suis convaincu que les petites actions que j’ai menées ici ou là n’ont été qu’une petite part. Quand j’avais vingt-deux ans, je m’imaginais que créer « SOS Villages d’enfants » allait changer le monde, en France en tout cas. C’est-à-dire que quand il y aurait beaucoup de villages d’enfants, il n’y aurait plus de problèmes d’enfants orphelins, d’établissements. Pas du tout ! D’abord la société évolue considérablement, elle se délite depuis une vingtaine d’années, plus qu’avant me semble t-il, mais en tous cas les besoins varient forcément de ce fait-là et les solutions ne sont plus forcément tout-à-fait adaptées.

Le transcendant donne-t-il un sens à votre action ?

Je pense que ça s’inscrit dans un tout, sauf que chacun de nous n’est même pas un grain de sable. Nous sommes un micro micro micro grain de sable et pourtant, en dépit de l’extrême petitesse de chacun, de chacune de nos personnes, je suis convaincu que la part qu’on a à donner dans ce monde, que probablement c’est aussi du même ordre, nous devons apporter une part sur un autre plan : le plan de la conscience cosmique, que sais-je… Donc oui, la réponse est que cela a un sens. Ça n’est pas : « Je me fais plaisir pour m’améliorer. » Oui certes, c’est important d’être plus éveillé, donc différent dans son comportement avec les autres, mais je pense qu’en même temps ça enrichit un tout.

J’ai lu récemment une phrase de Lévinas, que je ne connais pas bien. Et cette phrase, c’est : Lévinas a placé l’Autre, avec un A majuscule, avant l’Être, avec un E majuscule. J’ai interprété le mot l’Être comme étant justement le Dieu absolu, qui est donc au-delà des mots. Mais Lévinas ajoute que précisément si on met l’Autre en premier, alors on aboutit forcément à un moment donné de sa réflexion à l’Être. Et c’est un peu je crois ce qui m’arrive, sans que je n’aie procédé de cette manière là de manière très réfléchie. C’est-à-dire que le fait de vivre constamment, constamment… je veux dire que ça n’est pas cinq minutes ou une heure par jour, c’est présent, c’est présent en moi ce transcendant. Je lui parle tout le temps, avec mes mots, en étant conscient que ces mots humains ne sont pas en soi importants en tant que tels, que peut-être c’est tout simplement la vibration que j’émets lorsque j’utilise certains mots qui sont entendus par un transcendant que je suis incapable de déterminer ; je ne dis même pas de décrire. Il me semble que le fait d’utiliser des mots – même si c’est silencieux, des tonalités –, il me semble que cela modifie forcément quelque chose en moi constamment, tout petit, tout petit, infinitésimal. Si bien que le fait de s’adresser au transcendant me paraît de même nature, du même ordre en tout cas, que par exemple m’adresser aux roses que j’ai chez moi. C’est la même chose donc si je m’adresse à un être humain. Je sais, par expérience, donc c’est pour ça que j’arrive peut-être difficilement à faire une séparation entre ma façon de m’adresser au transcendant et ma façon de m’adresser à l’autre quel qu’il soit. Tout à l’heure j’ai parlé de regard qu’on porte sur l’autre, mais c’est aussi probablement la parole que l’on va échanger avec lui, donc la vibration qui va sous-tendre cette parole qui va induire quelque chose.

Au niveau humain c’est clair. Si nous sommes deux dans n’importe quelle situation et que l’un des deux est agressif, la réaction va être forcément, presque forcément agressive. Si l’un est dans la colère et que l’autre réagit dans la compréhension, la réaction va être probablement de calmer le jeu. Tout ça me paraît du même ordre, je n’arrive pas d’ailleurs à le dire avec des mots, mais je sens à quel point c’est extrêmement important d’adopter cette attitude, j’allais dire de bonté. Peut-être même j’ose utiliser ce mot qui est devenu un gros mot dans notre vie moderne, d’amour. Mais pas l’amour comme ça, mais l’amour qui consiste à faire attention, encore une fois. Et donc c’est le miroir de moi, pour répondre à votre question. Tout ça est le miroir de moi, moi, qui est « moi », qui est « je », et donc il m’éclaire constamment.

Cette vibration que vous évoquez est-elle liée à une forme d’intention ?

Oui. J’essayais d’ailleurs de trouver moi-même une réponse à cette question et il se fait qu’il y a six ou huit mois j’ai eu l’occasion, le privilège même, de rencontrer un maître bouddhiste tibétain. Je ne suis pas bouddhiste, mais je suis tout ouvert à tous ceux qui offrent de la nourriture intéressante, et j’ai donc écouté l’enseignement de ce maitre bouddhiste pendant deux jours. Et ensuite il était possible de lui demander un rendez-vous personnel, ce que j’ai fait, et je lui ai parlé des roses que je saluais chaque matin. Je lui ai parlé aussi de contacts par exemple avec des animaux qui me font peur, comme les araignées. Et la réponse du maître – il avait réfléchi quelques instants, je sentais qu’il cherchait les mots justes – a été justement : « Vibration ». Vous mettez dans vos paroles, même silencieuses, une intention qui se traduit par une vibration sur une longueur d’onde déterminée et ça engendre en retour une vibration du même ordre, même si cela ne se traduit pas par quelque chose qui vient dans mes oreilles. J’ai un peu peur d’être tellement irréaliste par rapport à notre vie moderne en disant tout cela…

Quand vous entrez dans une accoutumance de relation, que ce soit avec le transcendant ou n’importe quel autre, vous acquérez forcément, peut-être, une certaine hypersensibilité que vous n’aviez pas avant. Je ne dis pas d’ailleurs qu’elle est permanente, parce que ça implique une telle attention que moi je n’en suis pas capable tout le temps. Mais par exemple quand on est seul ; plus ça va, plus j’apprécie des moments de solitude silencieuse, parce que cela permet précisément… ; la méditation en fait permet cet approfondissement. Ça n’est pas de la réflexion, c’est de la perception intuitive. En tout cas j’essaie de vivre cela, modestement.

Cette démarche éthique d’attention apporte-t-elle une satisfaction personnelle ?

Beaucoup. Je dirais que pour moi c’est peut-être même la justification de rester en vie. J’ai soixante-dix-huit ans et il m’arrive de me dire que j’ai vécu tellement de choses que « Est-ce qu’il pas temps de quitter cette terre ? »… et en même temps, je ne suis pas maître de ce jeu, bien évidemment, et en même temps je me pose toujours la question, encore aujourd’hui : « Est-ce qu’il y a encore une petite part d’utilité qui peut se dégager de mes efforts ? » Pas forcément au niveau du travail, peut-être même au niveau de témoignages comme celui que j’essaie de faire maintenant, au niveau de prises de paroles devant des jeunes ou des moins jeunes ?  Je ne suis pas sûr de répondre bien à votre question, mais pour moi en tout cas c’est l’importance de continuer à nourrir en soi l’utilité, qui probablement donne une satisfaction, même modeste, même petite.

Entretien réalisé le 30 novembre 2009

 

 

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