Claire Nihoul-Fékété – sensibilisation à l’éthique

Transcription de la vidéo

Qu’est-ce qui vous a sensibilisée à l’éthique ?

Je pense que c’est la constatation justement de ses dysfonctionnements. Je gère une équipe énorme, il y a jusqu’à cent trente, cent quarante personnes dans un service comme le service de chirurgie pédiatrique viscérale et les dysfonctionnements sont quotidiens. Il y aussi des dysfonctionnements dans la prise en charge des enfants malades, puisque je suis chirurgien pédiatre : pourquoi tel enfant aura un traitement inefficace et grevé de séquelles et un autre aura un bon traitement ? Une prise en charge différente aussi de la part des soignants. Cela m’a beaucoup interpellée, comme on dit, quand j’ai commencé à prendre la responsabilité de cette chirurgie: nous ne pouvons pas nous empêcher de répondre différemment à l’attente d’un enfant malade et de sa famille, selon son niveau mental, selon son niveau social pas trop, parce que dans les hôpitaux publics on est vraiment..., mais surtout on ne répond pas de la même façon à tout le monde, selon notre fatigue, selon leur agressivité, selon leur angoisse, etc.

Tous ces dysfonctionnements peuvent en fait être beaucoup améliorés, en réfléchissant à ce qui est bien de faire, et je le redis, parce que je pense que c’est très important: cela apporte une situation plus juste, mais cela apporte aussi beaucoup de bien-être, même à celui qui fait l’effort, parce que quand il se conduit de façon brusque ou injuste, il est malheureux, quelque part.

Vous évoquiez  tout à l’heure « un traitement médicamenteux ». Quand dans notre parcours professionnel on pose une indication chirurgicale et qu’on ne l’explique pas bien, qu’on n’obtient pas en toute liberté le consentement au moins des parents - c’est pas toujours facile de l’enfant -, on n’est pas vraiment bien. On a gagné du temps, on ne s’est pas embêté à décrypter notre opération, mais on n’est pas vraiment bien. Il est tout-à-fait éthique de donner une information et d’obtenir un consentement, et tout le monde se sent mieux après. L’éthique ne doit pas seulement être une contrainte; je pense qu’elle est source non pas de plaisir, mais de bien-être de part et d’autre du dialogue.

Et c’est donc la constatation de tous ces dysfonctionnements et puis aussi, il faut bien l’avouer, des gros problèmes de société, qui ont été l’avortement et qui est maintenant l’euthanasie. Vous ne pouvez pas les aborder autrement que par l’éthique, à savoir: qu’est-ce qu’il est bon de faire pour des individus dans un temps donné, dans un pays donné? Donc c’est aussi ces problèmes de société. Et puis, encore une fois, par exemple, ce qui est difficile à soutenir: la disparité de traitement entre un enfant qui habite à deux heures d’avion en Afrique du Nord, mettons, et à Paris, avec la même malformation. L’un va peut-être mourir ou de toute façon rester avec des séquelles et un traitement mal fait, et l’autre non. Tous ces crans de rupture dans les comportements poussent forcément à réfléchir, à se dire : « Bon, là il y a un problème, comment peut-on y réfléchir et comment peut-on l’améliorer? » Et moi j’appelle cela de l’éthique.

Donc c’est véritablement la découverte et l’approfondissement du contexte médical qui vous ont sensibilisée à ces questions ?

Quand vous gérez une très très grande masse d’êtres humains, il faut s’arrêter et se dire « bon, attention, hier il y a eu ça... » Il faudrait qu’on trouve les moyens de vivre ensemble, de façon efficace, puisqu’il faut qu’on produise, nous aussi, mais pour le bien-être de tous. Que les ordres ne soient pas donnés et non compris, que l’autorité - et je suis pour l’autorité - soit appliquée, mais de telle sorte qu’elle soit comprise, qu’elle soit reprise par l’être auquel elle s’adresse. Je pense que tout cela c’est aussi de l’éthique.

Pensez vous qu’il y ait une prédisposition des individus au souci éthique ?

Oui, comme il y a une prédisposition à l’art, à la musique, à la peinture. Oui, je pense que certains ont l’intérêt à s’arrêter sur des problèmes éthiques, à y réfléchir et à essayer d’améliorer la solution; on ne la trouve jamais, mais… Oui, je pense qu’il y a une prédisposition.

Vous reliez la notion de pratique d’une éthique à la notion d’efficacité ?

Alors, je ne sais pas si je suis complètement convaincue, mais je me sers beaucoup de cet argument quand je fais de l’enseignement. Pour essayer de forcer les gens à envisager l’éthique, je pense qu’il n’est pas faux, je pense que ce n’est pas un chantage de leur dire: « Vous allez voir qu’à partir d’un certain niveau vous obtiendrez une meilleure efficacité.» C’est un argument un peu bas, mais qui, je pense, est à opposer à la société… enfin, au monde dans lequel nous vivons, qui veut aller plus vite, être plus rentable et gagner plus d’argent. Je pense qu’on peut leur dire sans mentir : « Attention, si en plus vous réfléchissez au rapport entre les différentes personnes, vous gagnerez en efficacité !» Je pense que c’est vrai ! C’est vrai que je m’en sers un petit peu pour promouvoir, enfin...  pour justement faire envisager l’éthique aux gens qui n’ont pas de prédisposition à l’éthique.

Pourtant, on associe généralement l’éthique à des comportements désintéressés ?

Je n’associe pas du tout l’éthique à des comportements désintéressés. Je l’associe à la réflexion ; je ne peux pas dissocier l’un de l’autre, je l’associe à la réflexion. Un événement se  passe, ne se passe pas bien, on arrête, on réfléchit et on se dit : « Oui, à tel moment, on n’a pas… surtout, en général, on n’a pas vraiment envisagé l’autre. » Et pas dans un souci de morale ou de désintéressement: je n’ai pas bien compris l’autre, je n’ai pas bien compris ce groupe, je n’ai pas bien compris… Par exemple actuellement, je reprends cet exemple parce que je travaille pas mal l’euthanasie, il faut qu’on arrive à très bien comprendre les opposants à l’euthanasie, et je pense qu’il faut aussi arriver à perdre les a priori qu’on a, etc. et qu'on y arrivera comme ça. Non, je ne pense pas que ça soit désintéressé, non! Vous savez, un chirurgien ça aime bien l’efficacité ! Je ne crois pas que ça soit désintéressé, mais une fois qu’on a bien réfléchi au problème et qu’on a l’impression que la solution qu’on va proposer est une des bonnes solutions   – c’est pas la bonne, c’est une des bonnes solutions –, eh bien à ce moment-là il faut devenir efficace et la faire entériner, plus qu’accepter, entériner par les autres.

Entretien réalisé le 28 décembre 2007

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