Claire Nihoul-Fékété – éthique religieuse, éthique laïque

Transcription de la vidéo

Feriez-vous une différence entre une approche de l’éthique totalement laïque et une approche de l’éthique fondée sur une foi, quelle qu’elle soit ?

J’aurais tendance à répondre qu’une décision prise pour raison religieuse est tout à fait honorable, mais elle n’est pas éthique. Il faut parfois faire intervenir dans une décision la religion du patient de façon majeure. Nous avons des cas quotidiens de diagnostics prénatals. On diagnostique chez le fœtus, dans le ventre de sa mère une malformation gravissime. Prenons un enfant qui aura un cerveau détruit. On donne tout ce pronostic extrêmement sombre, on s’en assure d’abord, et là on est déjà au moins cinq ou six, le spécialiste de l’ultra-son, le spécialiste de la résonance magnétique cérébrale... J’insiste pour dire que prendre une décision seul, dans le monde actuel où tout est tellement spécialisé, c’est inintelligent. On est quatre, cinq, six, le généticien, et on fait une information extrêmement désastreuse auprès des parents. Dans notre groupe, on ne propose pas l’interruption de grossesse, on leur dit que le pronostic après la naissance est épouvantable et qu'il ne va pas mourir. Le couple qui vous répond : « Notre religion nous interdit l’interruption de grossesse », nous allons revenir parce que nous savons ce qui va se passer après, quand l’enfant aura deux ans, qu’il ne marchera pas, à trois ans qu’il ne parlera pas, etc. Nous savons que cet enfant va être laissé, etc… Nous allons revenir pour essayer de les convaincre, mais nous allons finalement accepter leur non-acceptation. Je ne pense pas que ça soit de leur part une décision éthique. Ils sont gouvernés par leur religion, par leur foi. Nous devons l’accepter, mais je ne pense pas que cela soit une décision éthique. Ce n’est pas une décision éthique; il faut tenir compte de la souffrance de l’enfant, de la souffrance des autres enfants de la famille, parce que les gens très religieux ont souvent plusieurs enfants. Ces frères et sœurs vont être mis à l’écart, on ne va s’occuper que de l’enfant handicapé et quand il va devenir vraiment très retardé on va s’en occuper un peu moins, mais les frères et sœurs en seront responsables, responsables pendant son enfance et peut-être responsables à l’âge adulte, quand les parents ne seront plus là.

Enfin, tout cela n’a pas été ce que j’appellerais une décision éthique. Non! Je pense que l’éthique n’est ni laïque, ni religieuse. Elle est du domaine de la réflexion. Elle doit donc prendre en compte des formes de foi qui submergent, qui envahissent l’individu, mais je ne pense pas que ça soit une décision éthique. Et ça nous le vivons tous les jours et avec des conséquences très diverses, très diverses.

Est-ce que les principes éthiques sont universels ou bien est-ce qu’ils dépendent du temps et du lieu ?

Quand j’étais au comité national d’éthique, avec le président Changeux, on avait été enfermé dans un hôtel tout un weekend pour réfléchir à ça. Le président Changeux, qui est un neuroscientifique de très haut niveau, voulait que l’on dise que l’éthique est universelle. Je ne savais pas, au départ, mais à la fin j’étais bien persuadée que non. Pour avoir été très souvent en Afrique de l’Ouest travailler avec les équipes locales, pour avoir vu maintenant à Paris toutes les confessions, toutes les religions, non, l’éthique ne peut pas être universelle! Il faut tendre, et ça je le dis fort, à ce que partout on réfléchisse l’éthique. Mais je ne pense pas qu’on puisse réfléchir l’éthique de la même façon à... New Delhi, que je connais un petit peu avec une population infantile énorme, une acceptation de la mort et de la maladie très différente, des contraintes économiques drastiques... Qu’on utilise la même réflexion pour essayer d’arriver à la solution la plus juste possible, oui, mais la solution ne sera pas la même.

Est-ce qu’il ne s’agit pas de différencier les principes de l’éthique qui pourraient avoir un caractère universel – rechercher le bien de l’autre, être attentif à son épanouissement ou à sa santé... – et l’application de ces principes ?

Oui, la réflexion éthique pourrait être enseignée de la même façon partout, mais la solution ne peut pas être la même ! enfin, ne peut pas… là, je m’affirme, mais je pense que oui, la solution ne peut pas être la même.

Il y a des malformations en Afrique de l’Ouest que nous n’opérons pas de la même façon  j’ai souvent choqué des gens , que s’ils vivaient à Paris. C'est à cause de la suite de notre opération: si nous faisons une opération très sophistiquée, elle doit être suivie toute la vie. Par exemple, il y a une malformation où les enfants naissent sans vessie. Quand on crée une vessie, on gêne les reins et on risque d’abîmer les reins. Donc, si je crée une vessie sur un enfant qui habite Paris, je vais le voir tous les trois mois, puis tous les six mois, puis après tous les six mois toute sa vie, avec des traitements. Pour la même malformation en Afrique, je sais qu’il n’y aura aucun suivi : je n’ai pas l’intention de créer une situation où il va mourir d’insuffisance rénale, donc je vais faire un palliatif. C’est très cruel, on pourrait dire que ce n’est pas éthique. C’est ce qui est le moins injuste et le moins porteur de mal, dans la situation où on est… et on a beaucoup de mal à le faire accepter aux chirurgiens locaux en particulier, qui eux voudraient qu’on fasse comme ici, alors qu’ils n’ont pas les moyens de suivre.

Entretien réalisé le 28 décembre 2007

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