Christian Charrière-Bournazel – éthique et expériences vécues

Transcription de la vidéo

Pourriez-vous raconter un événement de votre vie professionnelle qui vous a mis face à un dilemme  éthique, et comment vous l’avez résolu ?

C’est le cas de ce dirigeant de société, qui vient me voir en me disant : « J’ai reçu des factures de X. Je n’ai pas l’intention de les payer, parce qu’il ne prouve absolument pas qu’il m’a livré. » X ne peut pas prouver qu’il a livré parce qu’il a brûlé et comme il était mal assuré il n’est pas remboursé. Mais dans les pièces que me remet mon client, je m’aperçois à un moment donné que la marchandise a été reçue, qu’elle a été diffusée entre les différents services et que ça marche très bien. J’ai le droit de m’en tenir à la loi, c'est-à-dire de dire à mon client : « Écoutez, vous ne pouvez pas dire que vous n’avez pas été livré, la preuve est dans votre dossier. Il réclame son paiement, il lui est dû. » J’ai le droit aussi de lui dire : « Il doit prouver, la preuve lui incombe, s’il ne peut pas prouver, vous ne devez rien. »

Entre ces deux droits, il y en a un qui est de l’ordre du devoir éthique, c’est de dire : « Monsieur, je ne peux pas plaider que vous n’avez pas reçu, puisque vous avez reçu. » Donc on peut tirer avantage, parce qu’on est honnête, de la situation dans laquelle se trouve l’autre en lui demandant une réduction, des délais pour payer, de renoncer à des intérêts. On peut encore faire ça. Mais je ne peux pas dire qu’il ne lui est rien dû, puisque je sais qu’il lui est dû quelque chose. Et ça, c’est le choix de l’avocat.

Auriez-vous une autre expérience ?

J’ai reçu un jour, il y a bien de cela plus de vingt ans, un homme qui me dit : « Je viens vous voir, Maître, parce qu’une femme me demande de l’argent pour un enfant qu’elle a. » Question intéressante : « Vous voulez me dire qu’une femme a ouvert le Bottin, a posé son doigt au hasard en disant : C’est à lui que je vais demander de l’argent ? » Il dit : « Non, une femme que je connais. » « Ah, une femme que vous connaissez vous demande de l’argent pour un enfant qu’elle a ! Est-ce que je peux aller plus loin, et vous demander si, avec cette femme, vous avez eu des relations un peu personnelles ? » « Oui, elle a été ma maîtresse. » « Ah ! Une maitresse que vous avez eue vous demande de l’argent pour un enfant qu’elle a.  Dans le secret de mon cabinet, allons plus loin ! Est-ce que vous pensez être le père ? » « Oui ! » « Ah ! La mère de votre enfant vous demande de l’aider à l’élever ; ce n’est pas tout à  fait ce que vous m’avez dit au début. » Et là, je lui ai livré mon appréciation de la situation. Je lui ai dit : « Monsieur, pour des tas de raisons on peut imaginer que vous ne vouliez pas que cet enfant pour le moment ait un père officiel en votre personne. Vous pouvez avoir d’autres attachements, vous ne voulez pas rompre, éviter de faire de la peine, mais un jour ou l’autre cet enfant aura besoin d’un père et vous aurez besoin de cet enfant. Dans l’intervalle il faut aider cette femme à l’élever. Donc on peut mettre au point une série de mécanismes qui permettent de ne pas vous dévoiler comme père, mais de l’aider comme responsable avec elle de cet enfant qui est le vôtre. » Il m’a dit : « Maître, vous avez raison ! » Je ne l’ai jamais revu et il a dû aller expliquer à l’avocat suivant qu’il n’était pas le père.

Mais c’est une chose qui est pour moi très importante : on n’accompagne pas le mensonge. Contrairement à ce que croient beaucoup de gens, l’avocat n’est pas le mercenaire du mensonge. Si l’avocat doit être extrêmement exigeant lorsqu’il défend, notamment au pénal, quelqu’un à qui on reproche un délit ou un crime, si son devoir est de dire « C’est à vous, l’accusation, de prouver ! » ça ne veut pas dire pour autant qu’il va faire passer le poids de la culpabilité sur quelqu’un d’autre contre qui il existerait des indices accablants, alors que ce ne serait pas lui. C’est donc, si vous voulez, une attitude permanente à laquelle on est perpétuellement sensible, qui consiste en fait à s’approcher du juste, en espérant qu’on approche le juste, sans jamais concéder ni à la contre-vérité, ni à la souffrance d’un autre qu’on ferait immoler à la place de celui dont on est l’avocat.

Avez-vous parfois regretté vos choix dans une affaire ?

Il y a une chose qui m’a un jour beaucoup perturbé. Je vous dis tout ! Un de mes enfants a parlé avec un ami en faculté, qui lui a dit : « Ton père, c’est l’avocat ? » Et ce garçon a répondu : « Il a ruiné la vie de mon père. »

Or, je ne sais pas comment cette phrase est venue à l’oreille de ce fils, mais comme j’ai trente-sept ans de vie professionnelle, il y a des dossiers dans lesquels j’ai eu en effet des adversaires de mes clients qui ont été condamnés, qui avaient éventuellement commis des délits et que j’ai fait condamner. Mais cette idée est une idée très dure. Vous êtes dans la situation,  à un moment ou un autre, d’entraîner une souffrance qui peut être la conséquence des actes de celui contre qui vous plaidez, mais ce combat judicaire n’est pas neutre.

Et donc j’ai le souvenir de cette phrase comme quelque chose que je ne me reproche pas, parce que je ne crois pas avoir fait de bassesse dans mon exercice professionnel, mais comme une responsabilité parmi d’autres que nous avons à assumer, et qu’il faut donc toujours assumer avec beaucoup de prudence.    

Entretien réalisé le 21 février 2011

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