Bernard Stiegler – éthique, transcendance et immanence

Transcription de la vidéo

Vous dites : « Il y a un plan éthique, c’est ce que j’appelle le plan des consistances, c’est le plan de ce qui n’existe pas. » Ça semble paradoxal. Pouvez-vous développer ?

C’est dans un petit livre, qui est pour moi le livre le plus important dans toute l’histoire de la philosophie, un petit traité qui s’appelle Le traité de l’âme, très important chez Thomas d’Aquin qui jouait un rôle majeur dans l’appropriation chrétienne d’Aristote. Aristote dit : « Le principe du mouvement de tous les êtres vivants, c’est le theos », ce que nous, nous appelons « Dieu ». Chez les Grecs, dieu ne veut pas dire la même chose que chez nous. Nous, Dieu, c’est Dieu unique. Chez les Grecs, cela n’existe pas « Dieu unique ». Theos, chez Aristote, ne veut pas dire la même chose que chez nous. Le theos chez Aristote, c’est l’objet de tous les désirs. C’est ce que tout désirant désire, à travers tous les objets de désir, les objets les plus diversifiés, la feuille de laitue, le marbre de Phidias, le théorème pour Thalès.

Ce sont tous des représentations existantes d’un objet infini qui est Dieu. Ce sont des miroirs ou des représentations de Dieu. Je ne m’embête plus avec ce mot de Dieu. Pour une raison précise. Ce n’est pas que j’ai quelque chose contre Dieu. Même si j’ai quelque chose contre tous ceux qui n’ont pas cessé de dire que Dieu existait. Non, Dieu n’existe pas. C’est ça, la force de Dieu, de ne pas exister. C’est de consister. La consistance, c’est ce qui se constitue à travers ce qui existe sans exister soi-même.

Vouloir qu’Il existe à tout prix, d’abord ça fait des guerres de religions et « Mon dieu est meilleur que le tien », etc. Et puis c’est Le rabattre au niveau de ce qui existe, c’est-à-dire de ce cahier, de cette table, de cette gomme, de cette limace. Non ! Ça n’est pas le même plan. Mais une autre raison pour laquelle je ne me réfère pas à Dieu c’est que, depuis que Freud est arrivé, on sait que la question c’est moins Dieu que l’objet du désir, et que cet objet est toujours infini.

Pour moi, l’objet de la consistance c’est l’objet du désir. Vous ne pouvez pas désirer un objet sans l’infinitiser. Vous tombez amoureux de quelqu’un – cela a dû vous arriver, j’espère ! Cela nous est tous arrivé de tomber amoureux. Moi ça m’est souvent arrivé dans ma jeunesse, parce que j’étais un homme extrêmement sensible au charme des femmes, donc ça m’est arrivé de tomber amoureux. Cela ne veut pas dire que j’étais infidèle d’ailleurs, mais j’étais facilement ébloui par, pas forcément la beauté d’ailleurs, mais la grâce, la singularité, l’attractivité, le mystère, justement, d’êtres en général féminins. Que se passe-t-il quand vous tombez amoureux ? Vous passez sur un autre plan. Comme dit Edith Piaf, vous voyez la vie en rose. Qu’est- ce que cela veut dire ? Cela veut dire que, tout à coup, il y a un objet qui est là, devant vous, qui rayonne, qui fait retomber sur le monde entier sa grâce, comme Dieu. C’est ce que l’on dit du Christ, qu’il fait retomber sur le monde sa grâce. Mais là ce n’est pas Jésus, c’est votre copine qui, d’un seul coup, pshitt ! Ça, c’est une expérience que nous avons tous vécue, heureusement, et j’espère que cela durera, parce que pour moi, c’est là qu’est l’espoir de la survie de l’humanité. Si ça, ça disparaissait, il n’y aurait plus rien.

Ça peut être aussi l’extase que vous pouvez avoir devant un film d’Abbas Kiarostami : Close up, par exemple, dont je parlais hier avec un artiste ici-même, qui fait que, tout à coup, vous voyez ce film, vous sortez du cinéma, vous y étiez rentré complètement déprimé en disant : « On ne s’en sortira jamais, c’est foutu, entre Bush, machin, Ben Laden ! » – ce n’est plus tout à fait de saison, maintenant. Il y en a d’autres, il y en aura toujours – et puis vous ressortez de ce film en disant : « Mais si, bien sûr que si, il y a toujours une issue. » C’est parce que ce film vous a inondé de sa grâce.

Et cette grâce-là, elle est, par nature, infinie. Vous ne pouvez pas l’attraper, la décrire, la ramener. Elle dépasse tout. C’est ça que j’appelle la consistance. Et cette consistance, elle se produit à travers une chose qui existe. Cela veut dire que pour moi ce n’est pas une transcendance ; c’est une immanence. C’est l’immanence du désir. Mais le désir, je l’appelle moi une déhiscence, pour ne pas parler d’une transcendance. C'est-à-dire qu’il y a quelque chose qui s’ouvre, une ouverture, c’est la générosité, il y a quelque chose qui s’ouvre dans l’immanence, et qui est l’objet de mon désir. Aujourd’hui, l’objet du désir est très menacé. Je vous disais que l’éthique était une façon de poser le problème du désir et de la sublimation, et aujourd’hui, le désir est exploité systématiquement par le marketing pour faire tourner une machine économique – à vide d’ailleurs, de plus en plus à vide, parce que le seul plein qui existe, c’est le désir, le désir c'est-à-dire le temps ; le reste ne vaut rien – et qui est en train de détruire le désir. Et ça, c’est très grave. Parce que quand vous détruisez le désir, vous détruisez ce que Freud appelait le pouvoir de liaison du désir, c'est-à-dire le pouvoir de lier les pulsions, d’empêcher les pulsions de se déchaîner.

Entretien réalisé le 11 janvier 2008

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