Alain Cugno – éthique et rapport à la mort

Transcription de la vidéo

Est-ce que l’expérience de la mort est intervenue quelque part dans votre parcours éthique ?

Oui, oui, tout à fait.

Et l’expérience de l’amour ?

Oui, je crois que l’on peut réunir dans une proximité étrange les trois termes de cette confrontation avec l’essentiel : ça passe par la beauté, l’amour et la mort. Et en particulier, l’expérience du deuil. La disparition ou la mort d’un être proche est une initiation à quelque chose d’inouï, un prix que personne ne voudrait payer, mais qui une fois qu’il est payé nous apprend qu’il y a des choses qui tiennent même devant l’irréparable. Et qu’au fond l’irréparable n’est pas si grave que ça, ou qu’il est tellement grave que d’une certaine façon, ça le rachète.

En quoi la démarche éthique peut-elle transformer notre façon de voir la mort ?

Différemment, tout à fait différemment.

Et est-ce que c’est exprimable, la manière dont c’est différent ?

C’est très difficile à exprimer mais si ce n’est qu’elle est maintenant dans une très grande proximité et qu’en même temps je ne me sens pas en danger du tout ; je me sentirais même plutôt hors de danger à cause de cette proximité, que rien ne peut m’affecter puisque l’enjeu est un enjeu absolu. Or ça, c’est la confrontation même à l’éthique.

Vous ne vous sentez plus en danger, c’est cela ?

Dans une vie professionnelle, on se sent toujours en danger. Et il y a une grande proximité entre le fait de se sentir en danger et le fait de se sentir coupable. Depuis le CM2, je suis en retard dans mes devoirs. J’ai toujours cru que j’allais rattraper le retard et je ne l’ai jamais rattrapé. Et maintenant on vous dit : c’est terminé, tu n’as plus de devoirs à préparer.  Cela a l’air très anecdotique, en fait c’est fondamental. C’est fondamental et je me retrouve donc dans cette situation d’être hors de danger alors que les choses sérieuses peuvent commencer. 

Pour rester dans la même idée, est-ce que le fait pour quelqu’un d’avoir eu une démarche d’ordre éthique assez soutenue tout au long de sa vie, lui fait appréhender différemment ce moment de la mort ?

Oui, je pense d’abord le simple fait de l’appréhender. Je crois qu’il y a très peu de gens qui pensent réellement à l’événement de la mort. Je pense qu’il y a très peu de personnes qui sont amenées à l’envisager. Je crois qu’en règle générale on s’en détourne. Est-ce qu’on s’en détourne plus à notre époque qu’avant ? Je n’en suis pas sûr. Mais il y a une chose qui me frappe énormément dans le rapport à la mort, c’est que cette génération-là  – la nôtre,  nos contemporains – sont infiniment plus courageux que ne l’était la génération précédente.  Rappelez-vous qu’on ne disait jamais à un patient qu’il allait mourir, on lui cachait la vérité. Alors que maintenant, on est capable de le dire et les gens ne s’effondrent pas. Comme si quelque chose avait bougé, alors je ne pourrais pas dire quoi, mais qui me paraît vraiment fondamental. Cet accroissement de courage, il n’est pas à négliger. Donc d’une part je crois que d’une façon tout à fait générale, la mort est maintenue hors champ, alors qu’il serait intéressant de l’inviter dans le champ. Mais d’autre part je ne crois pas que notre époque, contrairement à ce que l’on dit, soit spécialement anesthésiée dans ce domaine, au contraire, au contraire.

Est-ce que vous partageriez cette définition du bonheur qui consiste à dire : « Le bonheur, c’est accomplir son devoir » ?

Je partagerais un peu le propos qui consiste à dire qu’être heureux c’est faire son devoir, parce que dans la notion de devoir, justement, il y a ce but à atteindre, cette chose à faire, qui me paraît pour une part – ça dépend comment on prend les choses – être mortifère. Je crois qu’être heureux c’est être réellement vivant, et que plus on est vivant plus on est heureux et que tout le reste vient avec. Et le plus curieux, je pense justement à l’expérience du deuil, c’est qu’on peut être à la fois en même temps, au même moment, très heureux et très malheureux.

Pourquoi exprimez-vous cela en parlant du deuil ?

J’exprime cela à propos du deuil à cause de l’exemple que vous avez pris, qui est quand même celui de la perte d’un époux, et que je crois que le grand enseignement du deuil, c’est qu’il apparaît à la fois très clairement qu’on ne pourra pas vivre sans l’autre et que si, si, on y arrivera très bien. Et on est obligé de constater au bout d’un moment que si : on a oublié, qu’on a perdu ce savoir. Et la seule manière honnête de conserver le savoir de l’irréparable – qui si on le conservait, nous tuerait –, la seule manière de  conserver ce savoir c’est justement de le reconvertir en vie heureuse. C’est-à-dire prendre les choses comme elles viennent, en sachant que derrière ce « comme il vient », il y a l’Essentiel et l’Immense.

Entretien réalisé le 16 octobre 2007

 

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